Musicien, ethnomusicologue, écrivain et enseignant rattaché notamment à l’EPCC Arts en Isère Dauphiné Alpes et à l’EHESS, Bruno Messina dirige chaque été deux festivals qui s’inscrivent dans la durée et sont dédiés à deux compositeurs « cult ».es : Le festival Messiaen au pays de la Meije et le Festival Berlioz à La Côte-Saint-André, en Isère. Il nous permet de passer dans les coulisses des programmations de 2023 : celle des 25 ans pour Messiaen en juillet et une version mythique du Festival Berlioz en août et septembre.
Pour Berlioz, j’ai eu vraiment un choc avec Harold en Italie, qui m’a fasciné adolescent et qui me reliait peut-être à mes origines. Et c’est plutôt le hasard qui m’a amené à Messiaen. Je l’ai aperçu quand j’étais au Conservatoire de Paris et il nous impressionnait tous, mais sa musique pouvait me sembler austère. C’est quand un collègue m’a parlé de la mission autour de sa maison en Isère que je suis entré dans son œuvre. Je suis entré dans son paysage en avançant pas à pas. Une composition mène à l’autre chez Messiaen et, petit à petit, on se met à circuler dans son univers. Pour ces deux compositeurs, j’ai connu une rencontre avec une personne. J’ai cherché les points communs et j’ai trouvé par où « attraper » leurs œuvres. C’est cela qui m’aide, je crois, à les rendre accessibles au public. J’amène bien sûr mon bagage de musicologie, mais quand je parle au public, j’ai juste envie de le lui donner à aimer.
Je ne pourrais tout simplement pas vivre avec un seul univers. J’aime embrasser les musiques largement. J’aime aussi les musiques populaires, les musiques du monde, la variété. Et passer d’un univers à l’autre permet de revenir avec d’autant plus de plaisir à Berlioz ou à Messiaen. Ma façon de de vivre la musique est un peu à la manière indienne où il y a des râga du matin et des râga du soir. La musique doit changer selon nos états d’âme. Et, surtout, j’aime être surpris et étonné.
Je ne travaille pas de manière monographique. Ou alors avec des frontières, parce qu’il y a des correspondances et que souvent, tout est dans tout. Olivier Messiaen, par exemple, compositeur catholique, était aussi fasciné par d’autres musiques. L’an dernier, nous avons programmé un concert de musique traditionnelle indienne et, cet été, au Festival Messiaen, Simha Arom, l’un des plus grands ethnomusicologues, parlera du travail du compositeur avec Ligeti sur les polyrythmies africaines. Comment, à partir de l’œuvre de Messiaen, proposer un concert de musique africaine ? Il faut suivre la recherche, la science, les préoccupations du temps de Messiaen, aussi, où la musique extra-européenne venait réenchanter le répertoire.
Et c’est ainsi que, par association libre, on a une vision du grand monde autour d’une œuvre. Les grands artistes, la plupart du temps, refusent l’enfermement. Ils ont tout un monde qu’il faut interroger et qui nous éclaire parfois des années après. Par exemple, l’opéra de Messiaen Saint François d’Assise nous ramène à des questions d’écologie. Saint François est le premier antispéciste, qui reconnaît déjà l’égalité entre le règne animal et le règne humain. Cela a d’ailleurs failli l’amener sur les bûchers de l’Inquisition… J’aime la micro-histoire : on obtient des choses infinies quand on travaille par les sommets. Il faut s’interroger sur le quotidien d’un compositeur et de ses contemporains : comment on se lave, comment on se parfume, comment on aime, comment on va au concert, comment on pense la musique, comment on accède à un professeur de musique… Si l’on escalade ces petits « sommets », quand on redescend dans « la plaine », on glane une richesse infinie.
Pour Berlioz également, il est important de dépasser le prisme de l’œuvre. D’où le thème du mythe. C’est un sujet qu’il côtoie dès ses 6 ou 7 ans, quand il commence à apprendre à lire et quand son père lui fait la lecture. Et c’est à l’origine de l’opéra qu’il crée 50 ans plus tard, à partir de Virgile : Les Troyens. Berlioz amène le mythe du côté du romantisme, puisqu’il y fait une sorte d’autofiction et qu’il nous raconte sa vie. Quant à nous, le mythe nous parle évidemment aussi de notre actualité. Ce mois d’août, ce sont les quatre-vingts ans de Sir John Eliot Gardiner, qui dirige son Orchestre Révolutionnaire et Romantique dans Les Troyens cet été, au Festival de La Côte-Saint-André. C’est un chef d’orchestre mythique, d’ores et déjà, de son vivant. Ce qui prouve bien que le mythe peut être actuel. Quant aux Troyens qui ont perdu leur cité, attaqués par les Grecs, et qui vont en refonder une avec Rome, c’est un mythe collectif qui résonne avec d’autres peuples et d’autres d’histoires. De même, Faust, qui est aussi un des grands mythes de Berlioz, parle de jeunesse éternelle. Jusqu’où est-on capable d’aller pour pouvoir aimer plus jeune que soi ? Lui-même tombant toujours amoureux ? C’est un autre chef mythique et octogénaire, qui dirigera cet opéra, Charles Dutoit. Et que dire de la Symphonie Fantastique, si ce n’est qu’elle n’est que mythe ? D’abord parce que Berlioz propose une symphonie funèbre pour célébrer le triomphe d’Égypte. Qu’il devait y avoir un éléphant (on a encore les maquettes) et que cela est resté dans la mémoire. Et surtout parce que c’est une symphonie de réconciliation, commandée en 1840 pour l’inauguration de la Colonne de Juillet, place de la Bastille. Louis-Philippe, roi des Français, veut montrer un pays apaisé, 10 ans après les événements de 1830. Tous les noms des insurgés sont écrits sur cette nécropole et l’on sort leurs corps d’une fosse commune pour les enterrer sous cette colonne, dans des coffres. Berlioz invente donc la symphonie funèbre et triomphale. Il imagine même une oraison funèbre sans curé, avec un simple trombone pour des insurgés qui avaient potentiellement rompu avec l’Église. On ne retrouvera cela que 100 ans plus tard… dans le jazz ! Enfin, dans le dernier mouvement, il fait chanter le peuple. C’est peut-être aussi le premier concert participatif avec le public. Tout cela se prolonge dans le Paris d’aujourd’hui et rencontre des problématiques actuelles.
Ma façon d’être monographique, c’est donc de prendre un lien et de le tirer. Et quand cela mène à programmer Les Troyens avec des partenariats avec des lieux mythiques comme Salzbourg, dans notre petit village de La Côte-Saint-André, c’est un peu David et Goliath ! Et puis nous invitons cet été l’Orchestre Philharmonique d’Israël, qui se produit très rarement en France, orchestre mythique s’il en est, dirigé par Bernstein pendant 25 ans ! Il vient dirigé par Lahav Shani.
Enfin, nous allons donner, comme un concert de rock, une grande fête populaire au Couvent des Carmes – Beauvoir-en-Royans. A la tombée de la nuit, nous jouerons le fameux Carmina Burana de Carl Orff. L’origine de l’œuvre est en occitan, langue du lieu et l’on attend entre 5 et 6 000 personnes pour ce concert-là, avec l’Orchestre, chœur et maîtrise du Teatro Regio Torino, dirigé par Daniel Kawka.
Bien sûr, aussi bien au Festival Messiaen qu’au Festival Berlioz, il y a des moments où l’on revient vers certaines œuvres. Je dirais qu’on referme le rhizome pour se reposer dans une essence. Il faut forcément jouer les tubes. Imaginait-on un concert de Charles Trenet sans entendre « Il y a de la joie » ou de Johnny Hallyday sans entendre « Allumer le feu » ? De même, on ne se rend pas au Festival Berlioz sans la possibilité d’entendre la Symphonie fantastique ou Les Nuits d’été. Ce sont des incontournables qu’on réentend avec d’autant plus de bonheur qu’on change chaque année la distribution, les versions (cloche ou piano ?) et les instruments (d’époque ou modernes ?). En dehors de ces jalons, on redécouvre des œuvres des compositeurs un peu oubliées, cette année pour Berlioz ce sont les Mélodies irlandaises, qui sont consignées dans un recueil inachevé, certaines existant pour orchestre et d’autres pour piano et voix. Ainsi, j’ai demandé au compositeur Arthur Lavandier d’unifier 9 mélodies dans un recueil cohérent pour orchestre. Nous y avons également introduit un petit clin d’œil aux musiques traditionnelles irlandaises, avec un peu de cornemuse et des flûtes du pays. Et puis, nous avons l’opéra Hercule, un opéra sur lequel Berlioz dit avoir travaillé. On a la lettre où il dit cela, mais pas de trace de l’œuvre. Ça a été l’occasion de se plonger dans ce mythe-là, avec un merveilleux compositeur libanais, Zad Moultaka, et cela donne une création mondiale avec un compositeur contemporain qui nous raconte toute l’histoire de la Méditerranée ! Chez Messiaen, les classiques incontournables, ce sont Les catalogues d’oiseaux (tellement merveilleux à entendre à la Meije proche de la nature) ou Les Vingt regards sur l’Enfant-Jésus. C’est aussi le Quatuor pour la fin du Temps, écrit en 1943, au stalag. C’est évidemment au cœur de l’histoire du 20e siècle que Messiaen y interroge la foi. Et aussi parce que cette œuvre est peut-être plus accessible. Elle sonne presque jazz à certains moments, on y ressent des petites pulsations qu’on retrouve dans les petites liturgies.
Évidemment. Par exemple j’ai longtemps été hermétique aux Vingt regards sur l’Enfant-Jésus d’Olivier Messiaen. Et je l’ai entendu au Festival Messiaen par Bertrand Chamayou, bien avant que j’en sois directeur. De la première à la dernière note, cela a été une révélation, comme si les pièces d’un puzzle s’étaient mises en place pour devenir une évidence. Et pour Berlioz, les échanges que j’ai eus avec François-Xavier Roth ont tout changé.
Festival Messiaen, Pays de La Meije, du 20 au 30 juillet 2023.
Festival Berlioz, La Côte-Saint-André, du 20 août au 3 septembre 2023.