Cult.news retrouve l’ethnomusicologue et écrivain Bruno Messina pour qu’il nous parle de la programmation des deux festivals qu’il dirige. Le festival Messiaen a lieu du 20 au 28 juillet au pays de la Meije et célèbre la plus grande élève et épouse du compositeur, aussi brillante pianiste et compositrice : Yvonne Loriod. Le Festival Berlioz, lui, se tiendra du 17 août au 1er septembre à La Côte-Saint-André, en Isère, et parlera de la Jeunesse européenne. L’occasion de demander à cet enseignant et passeur de musique, quelles courroies de transmissions s’activent autour d’Olivier Messiaen et d’Hector Berlioz.
Même si les passerelles sont de plusieurs types, je suis en effet convaincu que tout en musique est toujours une histoire de transmission. Je pense notamment au livre du grand ethnomusicologue spécialiste des musiques de l’Orient et principalement de l’Iran, Jean During, Quelque chose se passe (Verdier, 1994). Par « quelque chose se passe », il entend à la fois l’événement musical initié par le musicien mais il parle aussi du public qui est à ce moment-là dans la salle. « Quelque chose se passe », c’est-à-dire quelque chose se transmet de l’un à l’autre. Et en musique, il y a toujours cette double dimension. J’avais cette idée en tête quand j’ai pensé la programmation de cette 26e édition du Festival Messiaen. La transmission c’est aussi ce qui se passe de maître à disciple. Le Festival met cette année à l’honneur la grande élève, la grande muse devenue la femme d’Olivier Messiaen, Yvonne Loriod, pour le centenaire de sa naissance. Et nous entendrons notamment les pianistes Roger Muraro et Florent Boffard, qui ont fait partie de ses derniers élèves.
En tout cas, lorsqu’il y a apprentissage, on s’aperçoit qu’on n’apprend bien que ce que l’on aime. On n’est pas capable, je crois, d’apprendre de manière pérenne, quelque chose de fort, si on n’a pas un intérêt pour la chose. Ainsi il y a déjà de l’amour dans l’acte d’apprendre. Quand Yvonne Loriod arrive dans la classe d’Olivier Messiaen, elle est fascinée par ce professeur. Et c’est réciproque, car c’est une étudiante exceptionnelle. C’est d’abord une extraordinaire relation de professeur à élève, au plus haut niveau, au Conservatoire de Paris. Puis elle va devenir sa muse jusqu’à la mort de la première femme de Messiaen, Claire Delbos. Olivier Messiaen épousera Yvonne Loriod deux ans après et ce sera un amour fusionnel. L’élève devient la femme, la muse devient celle qui l’accompagne au quotidien. Elle est également l’interprète de ses œuvres. C’est sa gardienne aussi, celle qui le protège face au public et aux admirateurs. C’est une relation très dense, très riche. Notamment parce que Messiaen disait d’elle qu’elle avait tous les dons, y compris ceux de compositrice. Nous allons faire entendre au festival cet été des œuvres totalement inédites d’Yvonne Loriod. Nous avons reçu des partitions puisées dans les archives d’Yvonne Loriod et proposées par des universitaires en relation avec la Fondation Messiaen. Et j’ai fait des choix parmi ces œuvres qui n’ont jamais été produites en public. Par exemple, dans une pièce pour deux pianos qui sera créée le 21 juillet par Roger Muraro et Florent Boffard à l’église de la Grave, il y a un dispositif de piano préparé qui ferait penser à John Cage, ce qui est très étonnant dans l’entourage d’Olivier Messiaen.
J’ai en effet programmé le récit-récital « Le dernier amour de Fauré » où Pascal Quignard et Aline Piboule mettent en scène et en musique la relation amoureuse de Gabriel Fauré avec Marguerite Hasselmans, proche de lui pendant ses vingt-quatre dernières années. J’ai beaucoup d’admiration pour les deux artistes et leur capacité à faire dialoguer texte et musique. Et c’est particulièrement émouvant et juste de raconter cette histoire au Festival Messiaen, car lorsque Messiaen entre au Conservatoire de Paris, Fauré en est encore le directeur. Cela nous ramène en un instant à la fin du 19ème siècle dans une transmission qui embrasse plus d’un siècle de musique. A noter également : il y aura des œuvres de Paul Dukas mercredi 24 juillet à l’Église de la Grave, lors d’un concert qui porte le titre « Héritages », car Messiaen a étudié avec Paul Dukas.
Olivier Messiaen naît en 1908. Il est très jeune quand il entre au Conservatoire de Paris : il a seulement 11 ans. On sait d’ailleurs qu’il lisait la partition d’orchestre de Pelléas et Mélisande dès l’âge de 10 ans. On ne sait pas ce qui l’a rendu si précoce, mais on sait que la langue et la poésie lui ont été transmises par ses parents. Son père était un grand traducteur de Shakespeare. Et sa maman, Cécile Sauvage, était une des premières grandes poétesses du 20ème siècle. Il arrive en 1914, à l’âge de 6 ans, à Grenoble, au moment où tous les hommes partent à la guerre. Il se retrouve entouré de femmes : sa mère, sa tante… Et il dit que c’est dans cet univers-là, un « univers féérique » qu’il a construit son rapport au monde et son rapport à la musique. C’est sans doute pour cela qu’il a une sensibilité particulière, revendiquée et assumée tout au long de sa vie et de son œuvre.
Oui, il y a l’héritage direct : Tristan Murail et Michaël Levinas, à qui nous avions consacré une édition du festival, ont étudié avec Messiaen. Mais parfois l’héritage se transmet autrement, c’est le cas pour Helmut Lachenmann, le grand compositeur allemand qui sera à l’affiche cet été, qui a été l’élève de Stockhausen qui lui-même a été un élève de Messiaen. Le quatuor Diotima jouera les œuvres de Lachenmann lors de trois concerts les 26, 27 et 28 juillet à l’église de la Grave… Il y aura également un hommage à Bruno Ducol, décédé récemment. Il était l’un des élèves d’Olivier Messiaen, ancien professeur au conservatoire de Paris et un enseignant très doux, très aimé de ses étudiants. Quelqu’un qui savait transmettre et qui était un fidèle du festival Messiaen, où nous avons déjà entendu sa musique. J’ai su par son épouse qu’il restait sur le pupitre de son piano une œuvre qu’il espérait faire entendre au festival Messiaen. Nous donnerons donc cette création posthume avec beaucoup d’émotion. Enfin, nous célébrerons le 50e anniversaire de la mort d’André Jolivet, qui faisait partie du groupe de compositeurs « Jeune France », comme Messiaen. Ils avaient décidé, contre les tenants d’une grande intellectualité et d’une certaine sécheresse dans la composition, de se donner le droit aux sentiments et à l’émotion en musique.
Chez Berlioz, la transmission passe d’abord à travers son Traité d’instrumentation et d’orchestration, paru en 1844, où il repense tous les rôles des instruments de l’orchestre et qui a inspiré toute l’Europe. Il n’y a pas de musique dans la deuxième moitié du XIXème qui ne tienne compte du legs de Berlioz. Il est vrai que lui-même était un autodidacte. Il est compliqué de dire qui à La Côte-Saint-André, dans son village rural de l’Isère, a pu lui enseigner la musique. C’est d’ailleurs le mystère de Berlioz. Comment ce garçon qui monte à Paris pour ses 18 ans a-t-il pu écrire une messe solennelle à l’âge de 21 ans, alors même qu’il n’est pas encore entré au conservatoire ? Berlioz a eu des maîtres qu’il s’est attribué ou qu’il s’est choisis : il n’a pas travaillé avec eux, ils ont été ses modèles sans qu’il les connaisse, comme Weber ou Beethoven. Dans l’histoire de la musique, il y a un héritage direct de Berlioz chez les compositeurs du Groupe des cinq en Russie, Rimski-Korsakov, Balakirev, César Cui, Borodine et Moussorgski. La musique nationale russe se crée à partir des travaux de Berlioz pour l’orchestration et de ceux de Glinka, qui a connu Berlioz au Conservatoire de Paris, pour le collectage de mélodies traditionnelles populaires, donnant aux œuvres russes un son si caractéristique. Dans la génération suivante, le grand héritier du groupe des cinq est Tchaïkovski. Ce dernier a accueilli Berlioz à Moscou par un discours devant toute la Société musicale en 1867. Ce sera le dernier grand voyage de Berlioz qui mourra quelques mois après son retour de Russie. Il laisse aussi un héritage chez les Anglais qui ont beaucoup défendu sa musique et appréciaient le génie de Berlioz pour l’événementiel. Berlioz a inventé le concept de festival et l’a promu.
Celui qui répond peut-être le mieux à la question, c’est Camille Saint-Saëns. Ce dernier a admiré Berlioz. Il trouvait sa personnalité totalement bouleversante et disait : « Nous sommes tous les enfants de Berlioz ». Cela a marqué toute la musique française qui a suivi : Paul Dukas, Maurice Ravel ou Claude Debussy, jusqu’à Olivier Messiaen qui se revendiquait d’Hector Berlioz. A la fois comme théoricien, puisqu’il a écrit un Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, comme Berlioz avait écrit un traité sur l’instrumentation. Mais aussi avec une filiation géographique, que Messiaen cite et revendique, par les Alpes et le Dauphiné.
Nous voulions célébrer la jeunesse. D’abord parce qu’elle est très bousculée aujourd’hui. Et souvent critiquée, alors même qu’il faut l’aider et croire en elle. J’ai donc eu envie de la rapprocher d’une autre jeunesse qui a, elle aussi, été très secouée par l’Histoire. Celle qui vivait un « mal du siècle » qu’elle a su transcender par l’art et la beauté : la génération romantique, née en Allemagne, présente partout en Europe. Eux croyaient en cette Europe aujourd’hui parfois contestée, alors qu’elle est si nécessaire et si évidente culturellement. Hugo espérait des Etats-Unis d’Europe et Berlioz, dans ses écrits, se revendique très souvent comme Européen. Avec les élections, c’était donc l’année où jamais pour aborder le rapport de Berlioz à l’Europe et célébrer cela à travers la jeunesse.
Oui, il y aura plusieurs jeunes orchestres Européens. L’objectif est de faire entendre la diversité de la musique symphonique en Europe, sur fond commun de fraternité. On entendra l’orchestre du festival que je suis très fier d’avoir créé il y a 15 ans, avec François-Xavier Roth qui le dirige encore cette année : le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz-Isère. Il y aura deux fois l’Orchestre Français des Jeunes, avec une belle transmission entre Michael Schønwandt qui quitte le poste de directeur musical (premier concert) et Kristiina Poska qui y accède (second concert). Il y aura aussi l’Orchestre Symphonique des Jeunes d’Ukraine, dont les jeunes musiciens ont connu la guerre et peuvent aujourd’hui reprendre leur passion grâce au soutien d’institutions musicales allemandes. Il est dirigé par Oksana Lyniv et jouera le 20 août. On entendra également des orchestres jeunes comme l’ADDA Simfònica Alicante dirigé par Josep Vicent, le 27 août. C’est un jeune orchestre dans la mesure où il a été créé il y a peu et il a une énergie absolument remarquable. De même, Renaud Capuçon, fidèle du festival Berlioz, sera là dans un double rôle : violoniste maestro mais aussi tout jeune chef d’orchestre à la tête de l’Orchestre de chambre de Lausanne, le 21 août ! Ainsi de l’Espagne à la Pologne et de l’Angleterre à la Croatie, ce sera notre manière de porter la flamme européenne.
En fait, ce n’est pas tant une question d’âge qu’une question de cœur à l’ouvrage. Dans un festival dédié à l’Europe et à la Jeunesse, il semblait important que l’on voyage, que l’on échange, que l’on ouvre grand les bras de cette Europe, accueillant ceux qui souvent regrettent d’en être sortis, comme nos amis anglais du London Symphony Orchestra, et ceux qui aimeraient tant y entrer, comme les jeunes musiciens Ukrainiens, le tout avec des marraines et parrains qui sont de grandes références et jouent volontiers le jeu de l’exemple et de la transmission. Ce processus est au cœur de l’apprentissage. Chez Berlioz et Messiaen « quelque chose se passe »…
Festival Messiaen au pays de la Meije, du 21 au 28 juillet.
Festival Berlioz, du 17 août au 1ier septembre.
Article Partenaire.
visuel @Festival Berlioz/Bruno Moussier