On craignait, avouons-le, une cérémonie. Un hommage policé, un centenaire refermé comme on classe un dossier, avec ses révérences institutionnelles et sa musique mise sous verre. La soirée de clôture des cent ans de Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris — accueillie dans l’élégante salle de la Cité de la musique — a pris le chemin exactement inverse. Rien ici pour apaiser Boulez. Tout, au contraire, pour le maintenir dans ce qu’il fut toujours : une force critique, une pensée en tension permanente, un trouble jeté dans l’ordre établi du concert et de l’écoute. Aucun mausolée sonore. Mais une soirée conçue comme un champ de forces, traversée de lignes de fracture, de filiations assumées, de contradictions fécondes et d’inconforts réjouissants.
De Stravinski à Berg, de Betsy Jolas à Boulez lui-même, le programme dessinait moins une chronologie qu’une cartographie mentale du XXᵉ siècle musical, vue depuis ce point instable que Boulez n’a jamais cessé d’occuper : à la fois héritier et dynamiteur, bâtisseur et passeur. Au centre, comme un noyau impossible à neutraliser, la création française de Poésie pour pouvoir pour trois orchestres et électronique s’imposait non seulement comme l’événement de la soirée, mais comme son principe actif, irradiant l’ensemble du programme.
Poésie pour pouvoir : une œuvre qui ne ménage pas interprètes et public
C’est peu dire que Poésie pour pouvoir occupe une place à part dans le catalogue de Boulez. Donnée une seule fois jusqu’ici, à Donaueschingen, il y a près de soixante-dix ans, l’œuvre n’avait jamais réellement trouvé les conditions de sa pleine réalisation. Faisant entendre des extraits du poème de Michaux, la partition ouvre des questionnements sur la violence, la suffocation, le désespoir. La présenter aujourd’hui, dans sa version pour trois orchestres — dont un électronique — relève moins de la recréation que de l’activation d’un dispositif critique, dirigé autant contre la notion de concert que contre celle d’autorité sonore.
Dès l’installation spatiale, le message est clair : il n’y aura pas de centre stable. Deux orchestres physiques, traditionnels, répartis sur la scène, se tournent littéralement le dos. Les chefs se font face, aux extrémités du plateau. Un troisième « orchestre », celui de la diffusion électronique, se déploie dans la salle. Cette configuration déplace radicalement les repères, fragilise la frontalité, produit un champ sonore fragmenté, conflictuel, parfois saturé. Le son ne procède plus d’un point d’autorité unique : il circule, se dérobe, prend le risque de heurter l’auditeur. Écouter devient un acte physique, presque corporel.
L’électronique, loin de lisser ou de spectaculariser, agit ici comme une extension du geste instrumental. On perçoit de manière presque tangible l’héritage des recherches menées à l’IRCAM : non pas une technologie plaquée sur l’orchestre, mais une pensée du son comme continuum, où hauteur, timbre, durée et espace deviennent des paramètres également malléables, également instables.
Boulez, l’IRCAM, l’Ensemble intercontemporain : un même projet
Il faut insister sur ce point : Poésie pour pouvoir n’est pas seulement une œuvre musicale. Elle cristallise un projet global. Boulez n’a jamais séparé la composition de l’institution, ni la recherche artistique de ses conditions matérielles d’existence. S’il resta longtemps insatisfait de l’œuvre, c’est précisément en raison des limites techniques de 1958 — limites que les avancées ultérieures ont enfin permis de dépasser.
L’IRCAM et l’Ensemble intercontemporain ne sont donc pas des satellites de son œuvre, mais ses organes vitaux. L’Ensemble intercontemporain, engagé au cœur de ce dispositif éclaté, impressionne par sa capacité à rendre lisible une écriture d’une extrême complexité sans jamais en neutraliser la tension. La précision est absolue, mais jamais désincarnée : chaque attaque, chaque texture, chaque silence semble porteur d’une intention pleinement assumée.
L’IRCAM, quant à lui, apparaît ici non comme un symbole, mais comme une réalité sonore concrète. L’électronique ne commente pas l’orchestre : elle le met en crise, l’augmente, parfois le contredit. C’est précisément dans cet espace de friction que se joue la pensée boulézienne. Il faut également saluer la présence du second orchestre sur scène, celui du Conservatoire de Paris, dirigé par Jean Deroyer, pleinement intégré à cette architecture sonore exigeante.
Deux chefs à la hauteur de l’événement
Face à une telle architecture, la direction pouvait facilement sombrer dans la démonstration ou, à l’inverse, dans la prudence. Il n’en fut rien. Les deux chefs, remarquables du début à la fin, imposent une lecture commune d’une clarté impressionnante, tenant ensemble des masses sonores éclatées sans jamais en atténuer la violence.
Leur direction est à la fois analytique et engagée, pleinement consciente des enjeux formels, mais attentive à l’impact physique du son. Ils ne cherchent ni à « expliquer » Boulez, ni à le rendre aimable. Ils en assument la rugosité, la radicalité, faisant de l’orchestre un instrument de pensée en acte. Rarement Poésie pour pouvoir aura paru aussi nécessaire, aussi actuelle. À l’entracte, dans les couloirs, on entendait déjà le même regret partagé : celui de ne pas pouvoir l’entendre une seconde fois.
Il faut ici saluer le travail du musicologue et journaliste Christian Merlin, dont la présentation préalable de l’œuvre — de ses conditions de création à celles de sa reconfiguration actuelle — aura permis de rendre perceptibles les enjeux de ce chantier musical hors norme.
Stravinski : la modernité comme assèchement volontaire
Ouvrir la seconde partie du concert avec les Symphonies d’instruments à vent de Stravinski — pluriel assumé — n’avait rien d’un geste décoratif. Il ne s’agit pas ici d’une symphonie au sens traditionnel, mais d’un agencement de blocs sonores, d’un amoncellement de matières, comme des touches épaisses déposées sur une toile.
Boulez n’a cessé de revenir à cette œuvre, hommage à Debussy qu’il considérait comme un point de bascule : le moment où la musique occidentale accepte de se dépouiller de ses illusions expressives pour affronter sa propre matérialité. Pas de développement organique, pas de lyrisme expansif, mais une succession de masses autonomes, presque indifférentes les unes aux autres.
L’interprétation insistait sur cette sécheresse radicale, cette ascèse du timbre qui fait de l’œuvre un rituel sans pathos. Geste extrême, s’il en est, de la part du compositeur du Sacre du printemps : exclure tous les pupitres à l’exception des vents. Déjà se dessinait, en creux, le lien avec Boulez : même refus du flou, même exigence de clarté structurelle, même méfiance envers l’émotion comme valeur en soi.
Betsy Jolas : la mémoire comme résistance
Après cette déflagration contrôlée, Ces belles années… de Betsy Jolas introduisait un autre régime d’écoute. Plus intime, plus fragmenté, mais non moins exigeant. La soprano, d’une intelligence musicale remarquable, faisait entendre un texte où le souvenir n’est jamais abandon, mais travail actif de la mémoire.
Souvent associée à Boulez mais toujours farouchement indépendante, Jolas compose ici une musique de la trace et de l’effacement. L’orchestre, d’une grande finesse de timbre, ne soutient pas la voix : il l’entoure, la questionne, parfois la fragilise. Une œuvre sans nostalgie, qui affirme à sa manière une autre voie de la modernité.
Berg : l’émotion sous surveillance
Clore la soirée avec le Concerto pour violon de Berg n’avait rien d’un choix consensuel. « À la mémoire d’un ange » sous titre de la parution demeure l’une des rares œuvres du XXᵉ siècle à conjuguer, sans les trahir, rigueur formelle et intensité émotionnelle. Ici, pas de pathos appuyé, mais une douleur tenue, presque contenue de force.
Le violoniste, d’une sobriété exemplaire, évitait toute surcharge expressive. Le choral final surgissait alors non comme une consolation, mais comme une suspension fragile, un moment de grâce sous haute surveillance. Une manière de rappeler que la modernité n’a jamais été l’ennemie de l’émotion — seulement de sa facilité.
Boulez, intempestif et indispensable
Cette soirée l’aura montré avec éclat : célébrer Boulez n’a de sens qu’à condition de ne pas l’édulcorer. Sa musique ne demande ni indulgence ni révérence. Elle exige une écoute active, critique, parfois inconfortable. En ce sens, le centenaire ne se referme pas : il laisse une question ouverte.
Que faire aujourd’hui de cette pensée du pouvoir musical, de cette exigence radicale, de cette croyance — presque naïve, presque héroïque — dans la capacité de la musique à transformer notre rapport au monde ? La Philharmonie n’a pas apporté de réponse définitive. Elle a fait mieux : elle a remis la question sur la table, en sons, en espace, en tensions.
Et c’est sans doute là le plus juste hommage rendu à Pierre Boulez.