Ce 14 juillet, au Grand Théâtre de Provence, le London Symphony Orchestra et la soprano française Faustine de Monès, dirigés par Simon Rattle, créeront Ces belles années de Betsy Jolas, œuvre commandée pour l’occasion, avant de nous livrer une interprétation saisissante de la plus chostakovitchienne des symphonies de Mahler, la Symphonie no°7 en mi mineur dite « Chant de la nuit » que Jolas n’omettra pas de citer dans Ces belles années.
Avec Ces belles années, œuvre commandée par le London Symphony Orchestra et le Festival d’Aix-en-Provence et interprétée par un grand orchestre de près de 90 musiciens et une soliste, Betsy Jolas revisite sa vie en musique « in style ». Lorsque Simon Rattle lui écrit pour lui demander une nouvelle pièce, la compositrice franco-américaine ne peut pas refuser. » J’ai accepté, bien sûr, en me disant qu’en 2023, à l’âge alors de 97 ans, ce serait là vraiment ma toute dernière œuvre : une collection sans doute de beaux souvenirs musicaux glanés sur toute une vie, » lit-on dans le portrait que le Festival lui consacre.
Betsy Jolas naît le 5 août 1926 à Paris dans une famille d’intellectuels. Son père, Eugène Jolas, poète, écrivain, critique littéraire et correspondant du Chicago Tribune à Paris, est ami d’Henri Matisse, de James Joyce et d’Edgard Varèse. Avec son épouse américaine, Maria McDonald, éditrice, traductrice et arrière petite-nièce du président Thomas Jefferson, ils cofonderont, en 1927, la revue littéraire avant-gardiste, expérimentale et entièrement rédigée en anglais, Transition. Sylvia Beach, propriétaire de la célèbre librairie parisienne Shakespeare and Company, le seul endroit au monde où on pouvait croiser James Joyce, F. Scott Fitzgerald, Ezra Pound ou encore Henry Miller, éditera et distribuera la revue.
Les textes de James Joyce, Gertrude Stein, Robert Desnos, André Gide, Elsa Lasker-Schüler, Georg Trakl, Samuel Beckett, etc. seront accompagnés par des illustrations de Hans Arp, Man Ray, Fernand Léger, Piet Mondrian, Alexander Calder et Laszlo Moholy-Nagy et le numéro 26 (1937) offrira une couverture signée Marcel Duchamp. Dans son roman Paris est une fête, Ernest Hemingway, un habitué de Shakespeare and Company décrira l’ambiance qui y régnait. C’est lui qui, en 1944, conduira sa jeep au 12 de la rue de l’Odéon pour « libérer » la librairie, fermée par les nazis en 1941 quand Sylvia Beach refusera de vendre sa dernière copie de Finnegans Wake de James Joyce à un haut gradé nazi.
Enfant, Betsy Jolas passe quelques années à la Boisserie, le manoir de quatorze pièces, recouvert de vigne vierge et niché au milieu de deux hectares et demi d’un parc verdoyant, que ses parents louent à Colombey-les-Deux-Eglises. En 1934, le couple De Gaulle fera « une bonne affaire » en achetant la maison en viager au prix de deux Citroën 7 CV. La crédirentière, Alice Bombai, se noiera dans sa baignoire deux ans seulement après la vente de la future demeure familiale des De Gaulle. Le général de Gaulle invitera le chancelier allemand à la Boisserie en septembre 1958 et il y écrira les premiers chapitres de ses Mémoires d’espoir avant de succomber à une rupture d’anévrisme le 9 novembre 1970.
Celle qui se décrit dans un entretien au Monde (6 décembre 2022) comme « une des dernières survivantes de la génération des Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen » baigne dans un univers intellectuel riche de talent et de diversité depuis sa plus tendre enfance. Partie aux États-Unis avec ses parents en 1940, elle étudie l’harmonie et le contrepoint avec Paul Boepple, l’orgue avec Carl Weinrich et le piano avec Helen Schnabel avant te revenir à Paris en 1946 pour parfaire sa formation aux cotés de Darius Milhaud, Simone Plé-Caussade et Olivier Messiaen au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Elle assistera à son premier Festival d’Aix-en-Provence, en tant que spectatrice, en 1948.
Après la guerre, Betsy Jolas côtoie les milieux de la musique avant-gardiste et expérimentale, sans pour autant suivre le diktat du sérialisme et de la rupture préconisé par cette génération de compositeurs. Elle travaille à l’ORTF jusqu’en 1971 et, soutenue par Henri Dutilleux, reçoit de nombreuses commandes. Lauréate du Grand prix national de la musique en 1974, Betsy Jolas sera chargée de sa propre classe d’analyse en 1975 (elle remplaçait Olivier Messiaen jusqu’à lors) et de composition en 1978 au Conservatoire de Paris. Elle enseignera dans les plus prestigieuses universités américaines dont Yale, Harvard et Berkeley, recevra de nombreux prix et décorations, dont l’Ordre du mérite (2001) et la Légion d’honneur (2011), et ses œuvres sont aujourd’hui jouées dans le monde entier.
Ces belles années est la deuxième œuvre de Betsy Jolas qui sera créée sous la direction de Simon Rattle. En 2016, il dirigera l’Orchestre philharmonique de Berlin pour la première mondiale de A Little Summer Suite, qui lui est dédicacé. En 2023, Rattle dirigera la première mondiale de Ces belles années le 15 juin à Londres et – grâce à Brexit – la première européenne le 14 juillet à Aix-en-Provence. Ces belles années est un ravissant petit bijou de 15 minutes, que Betsy Jolas offre à son public, au Festival qui fête ses 75 ans (elle y introduira plusieurs fragments de la mélodie « Joyeux anniversaire ») et à son ami Simon Rattle. En échange de bons procédés, le London Symphony Orchestra et son chef d’orchestre préféré lui rendent un vibrant hommage avec une interprétation pétrie de gaieté, de couleur et d’humour. Ces belles années est une œuvre qui déborde d’espièglerie, de références aux autres temps et lieux, de souvenirs, de citations, d’instruments étranges et de sons non musicaux, applaudissements, tapements du pied, rires et interpellations enjouées.
Pour finir le morceau en beauté, la soprano française Faustine de Monès glisse sur le plateau quatre minutes avant la fin, rayonnante et vêtue d’une splendide robe rouge. Elle salue tout le monde en agitant la main (l’orchestre la salue au retour) et affiche le sourire éblouissant de la star qui arrive en retard à la soirée organisée en son honneur. Avec une voix cristalline et fraîche, avec de belles envolées dans les aigus, elle invite tout le monde à la fête : « Venez, amenez vos amis, et vous là-bas qui passez, venez aussi… » Présente dans la salle, Betsy Jolas se lève et applaudit énergiquement et reçoit une ovation enthousiaste et amplement méritée du public et des musiciens sur scène.
Gustav Mahler commencera la composition de sa Septième symphonie pendant l’été de tous les bonheurs, dans sa Komponierenhäuschen (la petite maison de composition) au bord du lac Wörthersee en Carinthie. L’année 1904 est une très bonne année pour Mahler : il commence à être reconnu en tant que compositeur, l’écriture de sa Sixième symphonie est terminée et sa deuxième fille, Anna, naît le 15 juin. Il compose les deux mouvements, Chant de la nuit I et II pendant qu’il termine la Sixième. De retour dans sa villégiature l’été suivant, il souffre d’une espèce d’angoisse de la page blanche qui le paralyse et le « pousse dans un état de dépression, » comme il l’écrira à sa femme. C’est le bruit des rames sur le lac qui lui inspirera le rythme et le style de l’introduction au premier mouvement. Il complétera les premier, troisième et cinquième mouvement en un mois et terminera l’écriture le 15 août 1905.
Entre la composition et la création de la Septième en 1908, la vie de Mahler sera chamboulée. En mars 1907, harcelé par des attaques antisémites et épuisé par l’intrigue et la bureaucratie, Mahler quittera la Wiener Staatsoper, qu’il dirigeait depuis 1897. Le 12 juillet, sa fille aînée Maria, âgée de cinq ans, mourra de la scarlatine compliquée d’une diphtérie. Au chevet de son enfant mourante, il apprendra que lui-même souffrait d’une faiblesse cardiaque incurable. Nommé directeur musical du Metropolitan Opera, Mahler arrive à New York le 21 décembre 1907. Pour la création de la Septième, Mahler estime le public new-yorkais trop conservateur, mais craint des incidents antisémites si l’événement devait avoir lieu à Vienne. La Septième sera finalement créée le 19 septembre 1908 à Prague avec l’Orchestre philharmonique tchèque que Mahler dirigera lui-même pour marquer le Jubilé de diamant du règne de l’empereur François-Joseph.
Contrairement aux autres symphonies de Mahler, la réception de la Septième est mitigée. Les critiques lui reprochent le manque de cohérence, sa vaste structure et la multiplication de thèmes diverses et dispersées. De nombreux spécialistes de Mahler depuis ont pontifié que la Septième est un échec, malgré son orchestration colorée, son imagerie fantastique et la richesse des idées musicales. Alban Berg la décrit comme « régressive » et Derek Cook la surnommera la « Cendrillon » et n’hésitera pas à en dénigrer le finale en l’appelant « la musique de kapellmeister des Appalaches. »
En revanche, la Septième elle fera chavirer le cœur d’Arnold Schönberg qui écrira à Mahler en 1909 : « Les impressions de la Septième sur moi sont permanentes. Je suis maintenant entièrement à vous. J’ai moins ressenti que précédemment quelque chose d’extraordinairement sensationnel, quelque chose qui excite et travaille immédiatement… Ce que j’ai ressenti cette fois-ci, c’est un repos parfait basé sur une harmonie artistique… une attraction comme celle qui guide les planètes, les influençant, certes, mais de façon si égale, si entièrement planifiée, qu’il n’y a plus aucune secousse, plus aucune violence… De minute en minute, je me sentais plus heureux et plus chaleureux. Et elle ne m’a pas lâché un seul instant. » Mahler, qui comptait la Septième parmi ses meilleures œuvres, a dû se réjouir de l’enthousiasme de son jeune confrère.
De la Marche d’ouverture, en passant par un Scherzo démoniaque encadré par deux Chants de nuit, envahis par des petits lutins gazouillants, ou Rondo déflagrant en guise du finale. Oscillant entre le romantisme et la modernité, le passé et le futur, la nuit et le jour, la Septième est avant tout une parodie musicale, positive et pleine d’humour, pétrie de couleurs fantastiques, créatives et subtiles, d’instruments étonnants (cloche de vache, guitare, mandoline), mais aussi d’aspérités et de « frottements harmoniques grinçants » (Raphaëlle Blin) qui, notamment dans l’interprétation de Valery Gergiev, nous fait penser au goût du grotesque et de la moquerie de Chostakovitch. Mais Simon Rattle opte pour une approche accentuant la clarté et les couleurs de l’œuvre, quitte à arrondir quelques angles pour mieux faire ressortir la couleur. Sa lecture optimiste et vibrante de la Septième, couplée de l’exécution parfaite du London Symphony Orchestra et ses solistes – tous époustouflants ! – donneront un éclat radieux à cette œuvre étrange, fabuleuse et mal comprise qui, à l’instar de Schoenberg, ne nous lâchera plus.
Visuel : @ Monika Rittershaus