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Avec le Boston Symphony Orchestra et Andris Nelsons, la nuit américaine à la Philharmonie de Paris

par Hannah Starman
10.09.2023

Ce 8 septembre, le Boston Symphony Orchestra et son directeur musical Andris Nelsons ont proposé au public parisien un programme éclectique : Four Black American Dances de Carlos Simon, le Concerto en fa majeur pour piano et orchestre de George Gershwin et la Symphonie n° 5 de Serguei Prokofiev. Le parti pris en faveur d’une exécution originale et et saturée de nuances ne convenait pas à tous, mais quelle performance éclatante !

Carlos Simon, un compositeur engagé pour la justice raciale

 

La soirée s’est ouverte avec la création française de Four Black American Dances, une suite de quatre danses d’une durée d’exécution de douze minutes du compositeur américain Carlos Simon, actuellement en résidence au Kennedy Center de Washington.

 

Né à Atlanta en 1986 dans une famille de prédicateurs, Carlos Simon est imprégné de la musique gospel, la seule que son père tolérait à la maison. Dès l’âge de 10 ans, Simon jouait à l’orgue dans l’église de son père qui le poussait vers une carrière de prêcheur. Le jeune homme a choisi la musique, mais il en a fait une arme dans la lutte pour l’équité et la justice raciale. Les compositions de Carlos Simon empruntent aux divers genres – jazz, gospel, hip-hop et musique classique contemporaine – pour construire un discours moral puissant dont la forme et le contenu le rapprochent d’un sermon. « La musique est mon pupitre. », déclare Simon au Washington Post en 2022. « C’est à travers elle que je prêche. »

 

En 2015, Carlos Simon écrit Elegy : A Cry from the Grave, un morceau contemplatif de cinq minutes inspiré par l’annonce du procureur de St. Louis, Robert McCulloch, informant le public que le grand jury populaire dont il dirigeait les travaux a décidé de ne pas poursuivre Darren Wilson, le policier qui avait tué Michael Brown.

 

Dans la même veine, l’album Requiem for the Enslaved, qui a valu à Carlos Simon une nomination au Grammy Awards en 2023, rend hommage aux 272 hommes, femmes et enfants vendus en 1838 par les jésuites de Georgetown pour éponger les dettes de l’université où Carlos Simon est aujourd’hui professeur adjoint de musique. Les enfants, y compris des bébés, ont été vendus et embarqués sur des bateaux à destination de La Nouvelle-Orléans, où ils sont envoyés dans des plantations près de Baton Rouge. En commissionnant cette œuvre pour se confronter à son histoire esclavagiste, Georgetown a suivi l’exemple d’autres vénérables institutions au passé obscur, notamment Harvard, Columbia et University of Virginia.

 

 

Réagissant au meurtre de George Floyd qui a donné une nouvelle impulsion au mouvement Black Lives Matter en 2020, l’Orchestre symphonique de Minnesota commissionne le compositeur Carlos Simon et le librettiste Marc Bamuthi Joseph pour créer le projet brea(d)th. Dans la déclaration d’artiste, Simon et Joseph décrivent brea(d)th comme « une œuvre classique, inspirée par la présence durable de George Floyd l’ancêtre, qui demande aux Etats-Unis d’envisager un avenir équitable ». Pendant la saison 2022-2023, des prestigieuses phalanges américaines, dont le Boston Symphony Orchestra, créeront brea(d)th et l’œuvre sera gravée sur l’album éponyme en 2023.

 

Un lumineux hommage à l’héritage afro-américain

 

Commissionnés par le Boston Symphony Orchestra et composés en 2023, les Four Black American Dances nous plongent d’emblée dans l’histoire sociale américaine. Pour son étude orchestrale, Carlos Simon choisit quatre danses du vaste répertoire de danses créées par les communautés noires qui composent les quatre mouvements de l’œuvre : Ring Shout, Valse, Claquettes et Danse sacrée.

 

Danse emblématique des esclaves africains aux Antilles et aux États-Unis, le Ring Shout est un rituel extatique religieux originaire de l’Afrique centrale et occidentale et daté du début du XVIIIe siècle. Les esclaves venant de ces régions pratiquent le ring shout pour marquer leur unité et surtout, pour convoquer les dieux et les ancêtres : les danseurs se déplacent en cercle dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Dans The Power of Black Music, le musicologue Samuel A. Floyd Jr. établit que de nombreux éléments stylistiques observés pendant le ring shout ont ensuite jeté les bases de divers styles de musique noire développés au cours des deux derniers siècles. Selon Floyd, « tous les éléments qui définissent la musique noire sont présents dans le ring ». L’orchestration de Carlos Simon est étoffée et contrastée et le Boston Symphony Orchestra, avec ses remarquables cuivres et percussions, nous livre un premier mouvement percutant.

 

En revanche, la valse était la danse de l’homme blanc, organisée pour favoriser les perspectives de mariage de jeunes filles de la haute société et inaccessible aux Noirs américains avant les années 1930 quand les bals des débutantes apparaissent dans les cercles sociaux noirs. Ce mouvement fait la part belle aux cordes qui narrent la mélancolie de l’exclusion et aux cuivres qui infusent de la gravité au rejet.

 

Les Claquettes évoquent la danse dans laquelle le claquement des plaquettes de bois ou de métal fixées sous la semelle des chaussures contre le sol permet au danseur de devenir percussionniste en rythmant sa musique au son des pas de danse exécutés. Née dans le quartier de Five Points à New York dans les années 1830 d’une fusion entre les musiques africaines et celtiques, la tap dance a été favorisée par l’apparition du jazz dans les années 1920 et, plus tard, elle s’est bien adaptée au cinéma et à la télé. Les claquettes vont connaître leur  apogée dans les années 1950 quand la danse est représentée par les grands danseurs comme Fred Astaire et Gene Kelly. Pour ce mouvement, Carlos Simon imite le son des claquettes avec le bord latéral de la caisse claire, avec des passages confiés aux cordes, tandis que les cuivres reproduisent des harmonies jazz.

 

Le dernier mouvement, la Danse sacrée, évoque les louanges exubérantes de nombreuses églises, notamment pentecôtistes, qui pratiquent la glossolalie. L’orchestre imite ce « parler en langues » qui marque le signe manifeste du baptême du Saint-Esprit en jouant en mode semi-improvisé. Ce passage est porté avec entrain par les trombones s’engageant dans un crescendo énergétique qui s’achève sur une cadence plagale.

 

 

L’interprétation des Four Black American Dances que nous offre la prestigieuse phalange américaine, dirigée par Andris Nelsons précis et inspirant,  évoque les différents aspects de l’expression spirituelle et sociale des communautés noires avec une sensibilité sans mièvrerie et un éclat à la hauteur de la richesse de l’imagerie musicale de Carlos Simon. Cris de joie, clappements des mains, percussions tonitruantes, instruments insolites, cordes et vents endiablés et l’ensemble rehaussé aux accents jazz, gospel et blues : le Boston Symphony Orchestra ouvre la soirée sous le signe de la fraîcheur et éblouit autant par l’excellence de ses solistes que par la sonorité vibrante de l’ensemble.

 

Le Concerto en fa de George Gershwin renouvelle avec le succès de la Rhapsody in Blue

 

La soirée se poursuit dans les rythmes de jazz et de charleston avec le Concerto en fa pour piano et orchestre de George Gershwin, interprété par le soliste Jean-Yves Thibaudet. Gershwin compose le Concerto en fa majeur en 1925 à la demande du chef d’orchestre Walter Damrosch qui voulait un concerto pour piano grand format pour le New York Symphony Orchestra. Concerto en fa majeur a été créé le 3 décembre 1925 au Carnegie Hall, avec Gershwin au piano. Le public a accueilli l’œuvre avec enthousiasme, mais la réception de la critique et de ses pairs a été plus mitigée. Igor Stravinsky et Arnold Schoenberg ont trouvé le Concerto remarquable, tandis que Serguei Prokofiev l’a critiqué vivement,  malgré son amour pour le jazz et l’admiration pour le compositeur américain qui influencera la composition de son Troisième concerto.

 

Après le succès international de la Rhapsody in Blue, orchestrée par Ferde Grofé en 1924, Gershwin décide d’orchestrer lui-même un concerto classique en trois mouvements. Les mauvaises langues rependront vite la rumeur selon laquelle Gershwin commencera sa composition en s’achetant un manuel orchestration dont il ne savait pas grand-chose. En dépit de sa forme classique, les thèmes du New York Concerto, comme Gershwin l’intitulera initialement, sont profondément ancrés dans la culture américaine.

 

Le premier mouvement est construit sur le rythme de charleston introduit par les timbales et d’autres percussions et porté par les bassons, les cors, les clarinettes et les altos. « Il est rapide, et sa pulsation exprime l’esprit jeune et enthousiaste de la vie américaine », comme l’explique Gershwin dans ses commentaires. Le second thème est introduit par le piano solo et la musique alterne ensuite entre des passages grandioses, suivis de séquences d’une saisissante délicatesse, mais aussi des interventions du piano qui ne sont pas sans rappeler des courses-poursuites de Tom et Jerry. On comprend pourquoi la patineuse artistique coréenne, Yuna Kim, a choisi le Concerto en fa pour son programme à Vancouver en 2010 où elle décroche le titre de championne olympique avec la note record attribuée.

 

Le deuxième mouvement, poétique et inventif, aux accents de blues, ouvre avec un élégant solo de trompette, à laquelle se joignent les hautbois et les instruments de l’orchestre. Le piano entre tardivement avec une mélodie proche du jazz. Le troisième mouvement, Allegro agitato, est un rondo qui réintroduit le thème du premier mouvement, exécuté plus rapidement. L’orchestre et le piano déclinent en alternance un refrain repris à l’identique et des couplets qui ont chacun une musique différente. Le finale, éclatant d’énergie et de rythmes effrénés se prolonge dans un tonnerre d’applaudissements et de bravos.

 

Le flamboyant Jean-Yves Thibaudet surprend par sa réserve

 

Le pianiste français Jean-Yves Thibaudet, qui vit depuis une quinzaine d’années à Los Angeles, a fait sa carrière aux États-Unis. Formé au Conservatoire de Lyon et de Paris, Thibaudet remporte le Young Concert Artists Auditions à New York à 18 ans. Cela fait boule de neige. Il commence à décrocher les contrats aux États-Unis et réaliser son rêve américain.

 

 

 

« Le plus américain des pianistes français », comme on l’appelle affectueusement en France, défend la musique française aux États-Unis. Mais il se fera également le champion de la musique américaine en France. Ayant enregistré Concerto en fa avec Baltimore Symphony Orchestra dirigé par Marin Alsop en 2010, il est indiscutablement à l’aise dans ce répertoire. Le pianiste est également accueilli en ami par le Boston Symphony Orchestra où il était le premier artiste en résidence en 2017. Sa discographie de plus de  cinquante albums couvre un vaste répertoire, du jazz à l’opéra en passant par la musique de film (il a récemment joué le piano solo dans le film French Dispatch de Wes Anderson). Personnage haut en couleurs, Thibaudet a forgé des collaborations professionnelles dans les milieux de l’art visuel et de la mode et ses costumes de scène ont été conçus par son amie, la regrettée styliste britannique Vivienne Westwood.

 

Vêtu d’un magnifique costume noir orné d’une broche et d’un pendentif brillants de tous les feux, Thibaudet s’installe au piano. Toutes les étoiles semblent alignées pour une performance exceptionnelle. Pourtant, Thibaudet nous propose une interprétation solide et techniquement irréprochable, mais qui manque d’énergie et de groove face à un orchestre qui en a visiblement à revendre. L’équilibre entre les deux, sans jamais être vraiment menacé, traverse quelques passages précaires où le piano semble trop en retrait par rapport à un Boston Symphony Orchestra en pleine forme. Là, où on l’attendait dans toute la splendeur de l’excès américain, Thibaudet se montre trop sage, trop français. Son bis, Die Nacht, D.983 de Schubert ne fait que confirmer cette impression. « C’est quoi, ce bis ? Autant jouer le Clair de la lune ! » s’emporte un spectateur voisin.

 

Prokofiev, Gershwin et le jazz sous Staline

 

Après, l’entracte le Boston Symphony Orchestra interprète la Cinquième symphonie de Prokofiev, un choix qui paraît étonnant à première vue, mais qui révèle toute sa pertinence à travers l’analyse fine et la vision profondément humaniste que nous propose Andris Nelsons.

 

En 1923, Prokofiev quitte l’Union soviétique, avec la permission du gouvernement, et s’installe à Paris. Rapidement, le compositeur soviétique s’intéresse au jazz et rencontre George Gershwin en 1928. Même si Prokofiev se montre critique envers l’Américain – il décrira son Concerto en fa comme « les chorus de 32 mesures maladroitement reliés entre eux » – il admire l’immense talent de Gershwin en tant que pianiste et compositeur.

 

Il n’y a pas de doute sur le fait que Prokofiev était attiré et influencé par le jazz, y compris dans le deuxième mouvement de sa Cinquième, mais le climat politique en Union soviétique dans les années 1930 n’était guère favorable à cette musique « dégénérée » au sens historique du terme. La virulence du désaveu exprimé par le président de l’Union des écrivains et apologiste des goulags, Maxim Gorki, dans un article de 1928 en présente un exemple parlant : « Un petit marteau idiot frappe drôlement : un, deux, trois, dix, vingt coups. Puis, comme une motte de boue jetée dans une eau cristalline, on entend des cris sauvages, des sifflements, des cliquetis, des lamentations, des gémissements, des ricanements. On entend des cris bestiaux : hennissements de chevaux, couinements d’un cochon de lait, cris de baudets, caquètements amoureux d’un crapaud monstrueux… Ce pot-pourri atroce de sons brutaux est subordonné à un rythme à peine perceptible. En écoutant cette musique hurlante pendant une minute ou deux, on imagine un orchestre de fous, de maniaques sexuels, menés par un homme-étalon battant la mesure avec un énorme phallus. »

 

Hommage à l’esprit humain : Symphonie n° 5

 

Prokofiev interrompt le travail sur le film Ivan le Terrible de Serguei Eisenstein pour composer la Cinquième symphonie en été 1944. Installé à Ivanovo, la retraite d’artistes soviétiques à 300 km au nord-est de Moscou, le compositeur profite de l’environnement paisible de l’ancien domaine impérial pour y écrire la partition qu’il considérera comme « l’aboutissement d’une longue période de ma vie créative. »

 

 

Conçue comme un hommage à la grandeur de l’esprit humain, la vaste et grandiose Cinquième Symphonie a été créée à Moscou le 13 janvier 1945, au moment même où deux armées blindées soviétiques se lancent à l’assaut de ce qui reste de la Pologne allemande. Lorsque Prokofiev lève son bâton devant Orchestre symphonique d’État de l’URSS, les salves d’artillerie signalent à la population moscovite que l’Armée rouge a franchi la Vistule pour entrer en Allemagne. Le pianiste Sviatoslav Richter, présent dans la grande salle du Conservatoire Tchaïkovski, se remémore de la scène : « Son bâton est levé. Il attendit et ne commença qu’après l’arrêt des canons. Il y avait là quelque chose de très significatif, de symbolique. C’était comme si nous tous – y compris Prokofiev – avions atteint une sorte de tournant commun. »

 

La vision d’Andris Nelsons

 

A la tête du Boston Symphony Orchestra depuis huit ans, le chef letton et détenteur de la ceinture noire de taekwondo depuis novembre 2022, connaît son orchestre. Nelsons sait mettre en valeur ses fabuleux cuivres, ses bois au caractère appuyé et ses percussions tonitruantes, mais aussi chacun des solistes, tous excellents, au demeurant.

 

Au lieu de nous livrer une lecture conquérante, grandiose et contrastée de la Cinquième Symphonie, Nelsons opte pour la nuance, l’éclairage nouveau et la perspective étonnante. Il prend son temps, sans pour autant nous priver des feux d’artifices musicaux exaltants. S’appuyant sur un orchestre capable de tout et des solistes d’une qualité exceptionnelle, Nelsons exploite les contradictions, explore les paradoxes et décortique la complexité d’une œuvre considérée suffisamment lisible pour mériter le Prix Staline première classe. Contrairement aux attentes, Nelsons et le Boston Symphony Orchestra déroulent une Cinquième hautement intéressante, qui met en relief les influences du jazz et de Chostakovitch dans le mordant deuxième mouvement. Les entrées solo des flûtes et des bassons dans le premier et le troisième mouvement sont claires et granulées. Les éclats de cuivres et des percussions dégagent une force lumineuse et une énergie exubérante.

 

La sonorité de Boston est tellement ample, riche et puissante qu’on en a des frissons ; la lecture de Nelsons est inspirée et elle redonne toute sa place au jazz dont l’œuvre est timidement, mais indiscutablement, imprégnée ; et les solistes créent des moments magiques avec une régularité déconcertante. Tous ces éléments justifient l’inclusion de la Cinquième dans le programme et la distinguent de toutes les autres interprétations. La vision de Nelsons n’est, certes, pas celle de Gergiev et pour le coup, nous en sommes ravis !

 

Visuels : © Ondine Bertrand