Au Verbier Festival, un plateau prestigieux rend un vibrant hommage à Chostakovitch

Sonate pour violoncelle et piano op. 40

Evgeny Kissin et Mischa Maisky ouvrent le programme de ce soir avec la Sonate pour violoncelle et piano, l’une des œuvres les plus gracieuses et mélodiques de Chostakovitch, et une pièce incontournable dans le répertoire du XXe siècle pour le violoncelle. Le jeune compositeur écrit sa Sonate pour violoncelle en quelques semaines en 1934, pendant une période turbulente de sa vie. Tombé amoureux de l’interprète Elena Konstantinovskaya, qu’il avait rencontrée pendant la représentation de Lady Macbeth de Mtsensk au Festival de Leningrad, Chostakovitch avait quitté sa femme Nina Varzar en 1935. Divorcé donc mais rejeté par Konstantinovskaya, Chostakovitch épousera sa femme à nouveau, et ils accueilleront leur fille Galia en mai 1936.

La Sonate pour violoncelle, écrite pour son ami le violoncelliste Viktor Kubatsky, a été créée le 25 décembre 1934 à Moscou, par le compositeur au piano et le dédicataire au violoncelle. Après son écriture avant-gardiste et extravagante de la fin des années 1920 et du début des années 1930, Chostakovitch s’oriente vers une plus grande clarté et simplicité dans sa musique. Sa Sonate pour violoncelle semble faire l’écho élégant et néoclassique à la romantique Sonate pour violoncelle de Rachmaninov qu’ils jouent souvent avec Kubatsky lors de leurs tournées. Elle comporte pour la première fois une exposition répétée et les thèmes contrastés, intellectuels et tendres, conformes aux stéréotypes « masculins » et « féminins » de l’époque romantique, avec toutefois un code bien chostakovitchien qui reprend, lentement et étrangement, une variation chromatique du thème principal.

Nous sommes particulièrement heureux de retrouver Mischa Maisky. En juin 2024, le célèbre violoncelliste israélien de 77 ans avait souffert d’une grave infection de la moelle épinière qui l’a presque entièrement paralysé et lui a fait perdre 10 kg de masse musculaire. Après une longue et difficile rééducation, il est sur scène à Verbier ce soir, sa crinière blanche entoure son beau visage un peu maigri, mais ses yeux sont pétillants et il est assurément prêt à attaquer Chostakovitch. Enlaçant son violoncelle comme un père aimant consolant sa petite dernière, Maisky exprime avec tendresse et éloquence chaque nuance – intime, espiègle ou désespérée – de cette belle partition.

De son côté, Evgeny Kissin, joue sa part avec le don de narration qu’on lui connaît et semble plongé dans un dialogue intense avec son piano, retirant parfois ses mains subitement comme si le Steinway lui avait mordillé les bouts de doigts. Ses pianissimos dans l’Allegro sont d’une douceur attachante et ses attaques dans les deux Allegros débordent d’une énergie pure et contagieuse qui complète merveilleusement le violoncelle de Maisky. Kissin et Maisky font une belle équipe. Si Maisky manque un peu de vigueur dans ces parties sportives, Kissin l’appuie avec prévenance. D’autre part, Maisky séduit avec son ensorcelant art de raconter des histoires et son interprétation du Largo est d’une déchirante beauté.

Quintette avec piano op. 57

Les applaudissements chaleureux accompagnent le départ de Maisky et Kissin de la scène. Maisky s’installe au premier rang pour la suite du programme, alors que Kissin revient quelques minutes plus tard pour jouer, avec le Quatuor Ébène, le Quintette en sol mineur, une autre œuvre immensément populaire de Chostakovitch. Écrite en 1940, après les succès des Symphonies n° 5 et n° 6 et du Quartet pour cordes n° 1, les œuvres qui lui ont fait regagner les faveurs du régime après la débâcle de Lady Macbeth de Mtsensk en 1936.

Ayant composé le Quatuor à cordes n° 1 pour le Quatuor Glazunov en 1938, Chostakovitch a eu l’idée d’écrire un Quintette pour pouvoir jouer et partir en tournée avec eux. « Les Glazunov et le Beethoven ne pourront plus se passer de moi maintenant », a-t-il écrit à son ami Isaac Glikman. « Je vais pouvoir voir le monde ». Chostakovitch termine la composition de son Quintette avec piano en septembre 1940, quelques mois avant l’attaque nazie contre l’Union soviétique en juin 1941. Le Quintette connaît un succès immédiat et apportera à Chostakovitch son premier Prix Staline.

Après une poignante ouverture par Kissin, le Quatuor Ébène attaque le Prélude avec un beau mordant. Les cordes créent une atmosphère étrange et aérienne dans la Fugue. On s’imagine traverser un champ désolé et recouvert de givre, lorsque le piano se joint aux cordes timidement, tel un faon au bord de la lisière. Au fur et à mesure que le mouvement progresse, le piano s’impose sans pour autant perturber le parfait équilibre avec les cordes. Le Scherzo pétulant et dansant à la manière des Ländler fait écho au Quatuor à cordes n° 1 et à la Symphonie n° 6, alors que l’Intermezzo évoque la musique baroque et rend hommage à Bach et Grieg. Le Finale, charmant, enjoué et caressant comme une berceuse, clôt cette composition aussi solaire et transparente qu’une œuvre de Chostakovitch puisse l’être.

Concertino pour deux pianos op. 94

Après l’entracte, les spectateurs accueillent avec une salve d’applaudissements la star de la soirée : Martha Argerich. Accompagnée par Evgeny Kissin, l’infatigable « lionne du piano » de 84 ans rejoint la scène et s’installe au piano. Ensemble, ils jouent le Concertino, une œuvre de huit minutes contrastée, en un mouvement, que Chostakovitch écrit, en décembre 1953, pour son fils Maxime, âgé alors de 16 ans. Dans leur enregistrement historique pour Monitor Records de 1956 (réédité par Praga dans Shostakovich plays Shostakovich), le père et le fils s’élancent dans un tempo déchainé qui rappelle la plaisanterie familiale, notamment dans le deuxième thème de la « musique de cirque ». La mort de Staline en mars 1953 ne pouvait que contribuer à leur joie et à la bonne humeur.

Même en l’absence de disparition salvatrice d’un tyran, Kissin et Argerich donnent l’impression de prendre au moins autant de plaisir que les Chostakovitch à jouer le Concertino ensemble. Chacun murmurant dans son menton avec un petit sourire aux lèvres, les deux géants du piano alternent les octaves graves avec les passages de turbulences rieuses et pétries de drame sous le regard caressant de Mischa Maisky qui bondira de sa chaise dès les dernières mesures pour applaudir ses amis. Alors que Kissin pose tendrement un baiser sur la crinière blanche d’Argerich, les spectateurs hurlent, applaudissent et tapent des pieds tout l’amour et l’admiration qu’ils lui portent, eux aussi.

Sonate pour alto et piano op. 147

La dernière œuvre de Chostakovitch, la Sonate pour alto et piano, a été écrite en juillet 1975, quelques semaines seulement avant la mort du compositeur. Dédiée à Fiodor Droujinine, l’altiste du Quatuor Beethoven, la Sonate pour alto sera créée le 25 septembre 1975 à Leningrad, le jour de l’anniversaire de Chostakovitch. Il aurait eu 69 ans.

La Sonate pour alto est composée de deux mouvements lents qui encadrent un mouvement central rapide et dansant. L’ambiance de cette œuvre, écrite par un homme horriblement affaibli, quelques semaines avant sa mort, est sombre et mélancolique. Comme la Symphonie n° 15 et d’autres dernières œuvres de Chostakovitch, la Sonate pour alto déborde de citations. On a l’impression que le compositeur voulait ainsi reconnaitre et dire adieu à ceux qu’il aimait. Le premier mouvement ouvre avec un pizzicato de l’alto qui rappelle le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, le piano propose un thème austère. Les instruments ne sont pas vraiment en dialogue ; chacun semble traverser seul sa confrontation avec la peur de la mort.

Le mouvement central, un scherzo aux airs de klezmer, emprunte abondamment à un opéra de Chostakovitch inachevé dans lequel il parodie Prokofiev, Les Joueurs d’après Gogol. Dans le dernier mouvement, Chostakovitch revient à ses souvenirs. Il cite la Sonate au Clair de lune et la Cinquième symphonie de Beethoven, mais aussi la Quatrième symphonie de Tchaïkovski, Le Destin de Rachmaninov, Don Quichotte de Richard Strauss et presque toutes ses propres symphonies, son opéra Le Nez et son Treizième Quatuor. Antoine Tamestit et Evegny Kissin interprètent ce dernier regard amèrement lumineux de Chostakovitch sur sa vie et son œuvre avec dignité et gravité.

À la fin de ce beau programme des œuvres de Dimitri Chostakovitch, exécutées par les vedettes les plus acclamées de la musique classique, Evgeny Kissin et Antoine Tamestit nous rappellent humblement et élégamment les cinquante ans de la disparition de cet immense compositeur, mort le 9 août 1975, un jour après qu’il ait fait parvenir la partition de sa Sonate pour alto à son dédicataire.