Ce 24 juillet, l’église de Verbier est pleine comme un œuf pour un concert qui affiche complet depuis des semaines. Martha Argerich, Renaud Capuçon et Gautier Capuçon se retrouvent dans un programme riche et varié où chaque spectateur trouvera son bonheur.
Le Trio pour piano n° 39, dit Trio tzigane (Zigeunertrio en allemand) en sol majeur pour piano, violon et violoncelle est une œuvre composée en 1795 durant les dernières semaines du deuxième séjour de Joseph Haydn à Londres. Extrêmement populaire, le Trio est l’un des trois que Haydn dédicace à son amour secret, Rebecca Schroeter, riche veuve du pianiste Johann Samuel Schroeter. Comme la majorité de trios de l’époque, le Trio tzigane – surnommé ainsi en raison de son finale en rondo « hongrois » – privilégie le piano au détriment des cordes. Le piano est la sonorité dominante et l’instrument qui introduit et développe les motifs.
L’Andante est un thème avec variations, chaque variation alternant avec une variation en mode mineur. Ces changements tonaux rapides créent des ambiances aussi charmantes qu’étonnantes. Mélodieux et délicat, le premier mouvement ouvre avec le violoncelle, puis le violon, avant que le piano ne prenne la place dominante en tant qu’instrument mélodique dans le deuxième mouvement, un Poco adagio aux accents de berceuse. Le Presto Rondo all’Ongarese est un mouvement perpétuel vivace et entrainant, interrompu par des sections fougueuses et rustiques, caractéristiques d’une musique gitane réinventée. Les deux thèmes s’affrontent ensuite, Haydn écrivant des changements rapides entre les deux. Après une coda éblouissante, le trio s’achève en apothéose.
Martha Argerich et les frères Capuçon jouent ensemble depuis fort longtemps et la complicité entre les trois amis est une évidence. Le trio est parfaitement coordonné et leurs sonorités sont remarquablement équilibrées. La partition audacieuse de Haydn n’a également pas de secrets pour ces musiciens accomplis qui l’ont déjà enregistrée ensemble. Les trois, ensemble et individuellement – notamment la légendaire Martha Argerich – ont des publics très fidèles qui ne ménagent pas leur enthousiasme à chacune de leurs apparitions.
Pour couper court aux applaudissements, Martha Argerich indique à ses compagnons un changement de l’ordre du programme et un enchainement sans pause. Plus friands qu’elle de reconnaissance publique, Renaud et Gautier Capuçon s’inclinent toutefois de bon cœur à la volonté de la doyenne. Le programme se poursuit ainsi sans plus tarder avec Mendelssohn à la place de Chostakovitch.
Felix Mendelssohn achève la première mouture de son premier Trio pour piano, violon et violoncelle n° 1 en juillet 1839. Suivant les conseils de son ami et compositeur Ferdinand Hiller, Mendelssohn révisera la partition de piano pour se rapprocher du style de Robert Schumann. Ce dernier, ravi de la partition, qualifiera le compositeur de « Mozart du XIXème siècle ». Goethe, qui a connu Mozart et Mendelssohn enfant, a fait la même comparaison. La version finale du Trio n° 1 a été créée le 1 février 1840 au Gewandhaus de Leipzig avec le compositeur au piano, Ferdinand David au violon et Franz Karl Witmann au violoncelle.
Loué par Schumann comme « une pièce maîtresse de notre époque […] qui dans des années ravira encore nos enfants et nos petits-enfants », le Trio n° 1 est une œuvre aux proportions parfaites, avec une partie piano brillante, un contrepoint habile et un merveilleux mélange d’équilibre classique et de passion romantique. L’Allegro initial, très germanique, alterne le lyrisme et la fougue sous forme traditionnelle de sonate. L’Andante tranquillo, lyrique et douloureux, évoque les Romances sans paroles et le court Scherzo qui suit est superbement fantasque.
Le joyau de la composition, l’Allegro final commence par un refrain aux accents populaires et comporte une partie importante du piano. Avec Martha Argerich au clavier, on ne peut que s’en réjouir. Tandis que les frères Capuçon semblent vouloir se surpasser l’un l’autre en affichant l’intensité de leurs émotions et la tension de leurs efforts virtuoses, la « lionne du piano » de 84 ans exécute le feu d’artifice pianistique de Mendelssohn avec la décontraction d’un flâneur promenant son vieux Jack Russel sur les bords du Léman. Après une dernière accélération fulgurante, le morceau se termine dans une conclusion solaire, suivie par un éclat d’applaudissements et de cris du public.
Chostakovitch a commencé l’écriture de son deuxième Trio pour piano, violon et violoncelle en décembre 1943 et il l’a terminé en août 1944. Le Trio n° 2 est dédicacé à son ami proche, le musicologue et critique Ivan Sollertinsky, mort l’une maladie cardiaque le 11 février 1944 à l’âge de 41 ans. Quelques jours avant sa mort, Sollertinsky a encore introduit la création de la Symphonie n° 8 de Chostakovitch à Novosibirsk où il avait été évacué avec l’Orchestre Philharmonique de Léningrad. Bouleversé par la mort soudaine de son ami, alors qu’il venait de terminer le premier mouvement de son Trio pour piano n° 2, Chostakovitch a écrit les trois mouvements suivants en mémoire de Sollertinsky.
Le biographe de Chostakovitch, Laurel Fay, relate que selon la sœur de Sollertinsky, Ekaterina Ivanovna, le deuxième mouvement du Trio n° 2 serait le « portrait incroyablement précis » de son frère « que Chostakovitch avait compris comme personne ». Le troisième mouvement, un chant funèbre solennel, sera joué à la Grande Salle du Conservatoire de Moscou lors des funérailles publiques de Chostakovitch le 15 août 1975. Le quatrième mouvement, inspiré par la musique klezmer, ferait référence à Vitebsk, la ville natale de Sollertinsky (et de Marc Chagall), et son importante population juive décimée par les Nazis lors de la destruction du ghetto de Vitebsk en 1941. Le thème juif du Trio n° 2 sera cité par Chostakovitch dans son célèbre Quatuor à cordes n° 8 en 1960.
Outre la nouvelle dévastatrice de la mort de son ami Sollertinsky, Chostakovitch a été aussi profondément marqué par les récits publiés dans la presse soviétique pendant la même période. Ayant appris avec horreur que les gardes SS des camps d’extermination de Treblinka et Majdanek avaient forcé les prisonniers juifs à creuser leurs propres tombes et à danser dessus, Chostakovitch a mis cette image macabre en musique dans le finale du Trio.
Le Trio pour piano n° 2 a été créé le 14 novembre 1944 à Léningrad avec le compositeur au piano, Dmitri Tsyganov au violon et Sergei Shirinsky au violoncelle. En 1946, Chostakovitch a reçu le Prix Staline pour le Trio qu’il a également enregistré, d’abord avec Tsyganov et Shirinsky en 1946, ensuite avec David Oistrakh et le violoncelliste tchèque Miloš Sádlo en 1947. Même si rien ne peut égaler Chostakovitch jouant sa propre œuvre, Martha Argerich transmet une intensité dramatique et une urgence rare et, malgré leur démonstrabilité éprouvante, Renaud et Gautier Capuçon livrent une performance électrisante.
Grâce aux Capuçons, cette œuvre d’une terrible puissance viscérale se termine quand même sur un sketch. Alors que les frères tenaient leurs archets dans l’air pendant un long moment – sans doute pour achever le drame que Chostakovitch n’a pas su écrire – et que le public n’osait pas applaudir, Argerich a mis fin à ce cirque. Secouant sa crinière blanche, elle a balayé du regard les Capuçons immergés dans les profondeurs de leur exaltation, et s’est levée du piano avec énergie. Ainsi libérés, les spectateurs se sont levés comme un seul homme pour applaudir vigoureusement leur sauveuse. Un moment d’anthologie !
Visuels : © Lauren Pasche