Ce 22 juillet, le Verbier Festival Chamber Orchestra et les solistes Daniil Trifonov et Sergei Babayan, dirigés par Klaus Mäkelä, livrent un programme exigeant et inégal : le Concerto pour deux pianos, percussions et orchestre de Bartók et la Symphonie n° 5 de Sibelius.
La composition de la Sonate pour deux pianos et percussion s’inscrit dans une période critique de l’histoire européenne qui coïncide avec les plus grands succès professionnels de Béla Bartók. En 1936, il obtient le poste qu’il convoitait à l’Académie des sciences de Hongrie, sa carrière de pianiste est florissante et ses compositions sont accueillies avec enthousiasme. La Sonate pour deux pianos et percussion, créée le 16 janvier 1938 à Bâle, est considérée comme l’une des œuvres les plus fascinantes du répertoire, autant par sa maîtrise formelle que par son innovation sonore.
La Sonate pour deux pianos et percussion est une œuvre complexe, minutieusement construite et totalement originale. Elle introduit de nouvelles sonorités et utilise la percussion de manière jusqu’alors inédite. En plus de deux pianos, qui sont joués tantôt comme instruments mélodiques, tantôt comme percussions, deux percussionnistes se partagent neuf instruments : timbale, grosse caisse, cymbales frappées, cymbale suspendue, tam-tam, caisse claire avec timbre, caisse claire sans timbre, triangle et xylophone.
En mars 1938, l’Allemagne nazie annexe l’Autriche et le pacifiste Béla Bartók s’insurge contre la montée du totalitarisme. Il s’oppose au régime autoritaire de Horthy en Hongrie, combat la nazification de son pays et demande l’inclusion de ses œuvres dans l’exposition sur la musique dite « dégénérée ». Le 8 août 1940, Bartók et son épouse, la pianiste Ditta Pásztory, quittent l’Europe pour se réfugier aux États-Unis. La Sonate y sera orchestrée sous le titre de Concerto pour deux pianos et orchestre et créée par le couple Bartók, avec l’Orchestre philharmonique de New York, le 21 janvier 1943.
Le plateau est bien rempli pour cette version orchestrée de la Sonate : derrière une centaine d’orchidées blanches placées sur le rebord de la scène, les deux pianos sont entourés de l’orchestre et positionnés en parallèle plutôt que dans la configuration intimiste préconisée par Bartók. Derrière les pianos sont installés les percussions maniées par Fedor Khandrikov et Ian Sullivan et derrière chaque pianiste, une tourneuse de pages.
La bulle que créent les deux pianos côte à côte et entourés de percussions seules ne pouvant pas être réalisée dans la version avec orchestre, ce dernier aurait dû se faire d’autant plus discret pour faire ressortir les échanges entre les deux pianos et les percussions. Mais au lieu de créer l’espace pour une conversation contrapunctique, mordante et dure, entre les pianos et les percussions, Mäkelä sature les couleurs et lisse les angles, créant ainsi un son Broadway étoffé, au lieu d’un jazz bartókien inspiré par les exubérantes danses populaires hongroises.
En face de cet orchestre trop présent et trop ample, Trifonov, Babayan, Khandrikov et Sullivan – tous excellents – cherchent, sans vraiment y parvenir, à imposer l’élégance austère et la tranchante précision sonore qui font la beauté et la force de la Sonate dans sa forme originelle.
Dans la deuxième partie, le VFCO sous la baguette de Mäkelä s’attaque à la majestueuse Cinquième symphonie de Sibelius. Écrite en 1914, l’année de l’unique visite du compositeur finlandais aux Etats-Unis, la Symphonie n° 5 a été ensuite réécrite deux fois, en 1916 et en 1919. La toute première version, créée en décembre 1915 à Helsinki, coïncidait avec le cinquantième anniversaire du compositeur.
Malgré l’accueil favorable du public et de la critique, Sibelius retirera l’œuvre pour la remanier en 1916. Il fusionnera d’abord les deux premiers mouvements et retravaillera le premier et le dernier mouvement après la guerre civile finlandaise en 1918-1919. La dernière version a été créée en novembre 1919 par l’Orchestre philharmonique d’Helsinki sous la direction de Sibelius lui-même.
La Cinquième, la plus populaire des symphonies du compositeur finlandais, est une œuvre intense et lyrique qui marie à merveille les élans conquérants aux passages de la poésie exubérante de la nature en éveil. Klaus Mäkelä, qui a enregistré l’intégrale des symphonies de Sibelius avec l’Orchestre philharmonique d’Oslo en 2021, est ici indéniablement dans son élément. Souriant et dansant sur son pupitre, le jeune et talentueux chef, diplômé de l’Académie Sibelius, livre une Cinquième tonique, grandiose et admirablement exécutée.
Après la hiératique ouverture par les vents et les percussions puis le déroulement lent et naturel du premier mouvement, Mäkelä garde la trajectoire du développement des matériaux initiaux, tout en infusant la musique d’une énergie singulière. Dirigeant avec son corps entier, il construit d’abord le discours riche et saisit les nuances de couleurs, pour amincir ensuite la texture et laisser la place à un remarquable solo de basson.
L’Andante commence comme une idyle pastorale et se poursuit avec les pizzicati de cordes et la petite harmonie, créant une séquence de variations rythmiques et changeantes, remplies de courants sous-jacents sombres et inquiétants. Le finale grisant est un éclat de couleur, d’exaltation, de dissonances entrainantes et de rythmes obsédants. Mäkelä glisse avec le VFCO sur les vagues déferlantes de l’Allegro molto sans jamais casser sa courbe, avec la précision, la grâce et la puissance d’un jeune Kelly Slater. Un délice à voir et à entendre qui se termine par une standing ovation enthousiaste et méritée.
Visuels : © Nicolas Brodard et Sofia-Lambrou