Ce 9 août, le jour même du 50ème anniversaire de la disparition du grand compositeur russe, le Festival de Salzbourg réunit Alexander Roslavets, Gidon Kremer, Maxim Rysanov, Giedrė Dirvanauskaitė et Evgeny Kissin autour d’un programme de musique de chambre mettant en avant les dernières œuvres de chambre de Chostakovitch.
Chostakovitch écrit les Quatre strophes du Capitaine Lebiadkine à l’été 1974. Déjà très malade, il se penche une dernière fois sur Les Démons de Dostoïevski. Dans ce roman écrit en 1871/72, Dostoïevski anticipe la destruction morale de la société russe et livre une critique prophétique de toutes les idéologies. L’un des personnages de l’œuvre, l’officier alcoolique à la retraite Lebiadkine, incarne la brutalité et l’apathie de la société ainsi que la corruption de l’âme russe. Chostakovitch fera sa dernière apparition publique lors de la création des Quatre strophes le 10 mai 1975 au Conservatoire de Moscou et il dira, à l’issue du concert, qu’il pensait bien saisir « l’humour terrifiant de ce fou de Lebiadkine ».
La première strophe, « L’Amour de Lebiadkine », campe le personnage : après avoir comparé l’amour qui explose dans son cœur au champ de bataille à Sébastopol où il aurait perdu son bras, il nous apprend aussitôt que le prétendant de Mademoiselle Touchine n’a jamais mis le pied à Sébastopol ni perdu de bras. Accompagnée par un piano qui joue une caricature de valse avec des citations rigolotes de Rachmaninov et de Tchaïkovski, le prétendant bien imbibé butte trois fois sur le mot aristocratique, avant de s’embarquer dans une sérénade grotesque où il observe que sa « belle reine » serait « deux fois plus charmante encore si elle se cassait une jambe ».
Dans la deuxième mélodie, « Le Cafard », notre héros se lance dans la parodie de fable animalière. Il raconte le sort d’un cafard, tombé dans un verre rempli de mouches, qu’un domestique jettera aux ordures. Mais le cafard « ne se plaint pas » car le domestique est « une allégorie de la nature ». Dans la troisième strophe, « Bal de charité pour les gouvernantes », Lebiadkine parcourt les mesures boiteuses à cinq notes, pétries de dissonances, avec une insolence grossière. Pour finir, « Une personnalité rayonnante » est un appel à la révolution et une parodie d’un poème de Nikolaï Ogariov, dédié à un disciple de Bakounine qu’on attend pour détruire la monarchie, « abolir l’église, le foyer et le mariage ».
Dostoïevski décrit Lebiadkine comme « mesurant plus d’un mètre quatre-vingts, corpulent, charnu, aux cheveux bouclés, rougeaud et extrêmement ivre ». Chostakovitch dépeint son personnage avec une musique distordue, rythmiquement incongrue et tonalement dissonante. La partie vocale est sans cesse interrompue par des apartés avec le public et des instructions au pianiste. La basse biélorusse Alexander Roslavets est indéniablement dans son élément dans ce rôle qui demande une bonne dose d’autodérision, même si la ressemblance avec le Capitaine Lebiadkine s’arrête aux joues rouges, car Roslavets n’est ni grand ni bouclé. Il a une belle voix de basse de chambre, souple et expressive, qui convient parfaitement à ce cycle grotesque et hilarant. Les échanges avec Kissin au piano sont complices et l’ensemble est de très bonne facture.
Après cet amuse-bouche, le concert se poursuit avec une œuvre autrement plus tragique, le deuxième Trio pour piano, violon et violoncelle. Chostakovitch a commencé son écriture en décembre 1943 et il l’a terminée en août 1944. Il l’a dédicacé à Ivan Sollertinsky, son ami proche et directeur artistique de la Philharmonie de Léningrad, mort subitement d’une maladie cardiaque le 11 février 1944 à l’âge de 41 ans. Quelques jours avant sa mort, Sollertinsky a encore introduit la création de la Symphonie n° 8 de Chostakovitch à Novosibirsk où il avait été évacué avec l’Orchestre Philharmonique de Léningrad. Anéanti par la disparition brutale de son ami, alors qu’il venait de terminer le premier mouvement de son Trio pour piano n° 2, Chostakovitch a écrit les trois mouvements suivants en mémoire de Sollertinsky.
Laurel Fay relate dans sa biographie de Chostakovitch que, selon la sœur de Sollertinsky, Ekaterina Ivanovna, le deuxième mouvement du Trio n° 2 serait le « portrait incroyablement précis » de son frère « que Chostakovitch avait compris comme personne ». Le troisième mouvement, un chant funèbre solennel, sera joué à la Grande Salle du Conservatoire de Moscou lors des funérailles publiques de Chostakovitch le 15 août 1975. Le quatrième mouvement, inspiré par la musique klezmer, ferait référence à Vitebsk, la ville natale de Sollertinsky (et de Marc Chagall), et à son importante population juive décimée par les Nazis lors de la destruction du ghetto de Vitebsk en 1941. Chostakovitch citera le thème juif du Trio n° 2 dans son célèbre Quatuor à cordes n° 8 en 1960.
Outre la nouvelle dévastatrice de la mort de son ami Sollertinsky, Chostakovitch a été aussi profondément marqué par les récits publiés dans la presse soviétique pendant la même période. Ayant appris avec horreur que les gardes SS des camps d’extermination de Treblinka et Majdanek avaient forcé les prisonniers juifs à creuser leurs propres tombes et à danser dessus, Chostakovitch a mis cette image macabre en musique dans le finale du Trio.
Le Trio pour violon, violoncelle et piano n° 2 a été créé le 14 novembre 1944 à Léningrad avec le compositeur au piano, Dmitri Tsyganov au violon et Sergei Shirinsky au violoncelle. En 1946, Chostakovitch a reçu le Prix Staline pour le Trio qu’il a également enregistré, d’abord avec Tsyganov et Shirinsky en 1946, ensuite avec David Oistrakh et le violoncelliste tchèque Miloš Sádlo en 1947. Ce soir, Evgeny Kissin au piano transmet l’intensité dramatique de l’œuvre, alors que la violoncelliste lithuanienne Giedrė Dirvanauskaitė nous en offre une interprétation riche en nuance et contrastée en émotion. Au violon, Gidon Kremer compense un certain manque de mordant et de tonicité dans les passages effrénés par une mélancolie déchirante dans les passages lyriques. Fort complémentaires, les trois musiciens marient leurs sonorités et leurs tempéraments respectifs pour donner à cette œuvre poignante une belle gravité.
Après l’entracte, l’altiste ukrainien Maxim Rysanov et le pianiste Evgeny Kissin interprètent la dernière œuvre de Chostakovitch, la Sonate pour alto et piano. Écrite en juillet 1975, quelques semaines seulement avant la mort du compositeur, l’œuvre est dédiée à Fiodor Droujinine, l’altiste du Quatuor Beethoven. Chostakovitch fera livrer la partition à son dédicataire le 8 août 1975 et il mourra le lendemain. Droujinine créera la Sonate pour alto le 25 septembre 1975 à Leningrad, le jour de l’anniversaire de Chostakovitch. Il aurait eu 69 ans.
La Sonate pour alto est composée de deux mouvements lents qui encadrent un mouvement central rapide et dansant. L’ambiance de cette œuvre, écrite par un homme horriblement affaibli, quelques semaines avant sa mort, est sombre et mélancolique. Comme la Symphonie n° 15 et d’autres dernières œuvres de Chostakovitch, la Sonate pour alto déborde de citations. On a l’impression que le compositeur voulait ainsi reconnaitre et dire adieu à ceux qu’il aimait. Le premier mouvement ouvre avec un pizzicato de l’alto qui rappelle le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, le piano propose un thème austère. Les instruments ne sont pas vraiment en dialogue ; chacun semble traverser seul sa confrontation avec la peur de la mort.
Le mouvement central, un scherzo aux airs de klezmer, emprunte abondamment à un opéra de Chostakovitch inachevé dans lequel il parodie Prokofiev, Les Joueurs d’après Gogol. Dans le dernier mouvement, Chostakovitch revient à ses souvenirs. Il cite la Sonate au Clair de lune et la Cinquième symphonie de Beethoven, mais aussi la Quatrième symphonie de Tchaïkovski, Le Destin de Rachmaninov, Don Quichotte de Richard Strauss et presque toutes ses propres symphonies, son opéra Le Nez et son Treizième Quatuor. Maxim Rysanov et Evegny Kissin interprètent ce dernier regard amèrement lumineux de Chostakovitch sur sa vie et son œuvre avec une virtuosité fraîche qui clôt cet hommage sur une note d’espoir.
Visuels : © SF/Marco Borrelli