Au Festival de Salzbourg, Ausrine Stundyte et Fleur Barron affrontent l’abîme dans « One Morning Turns Into an Eternity »

Ausrine Stundyte au sommet de son art dans Erwartung

Le plateau sous les arcades de pierre de la Felsenreischule est plongé dans le noir : à droite, neuf troncs en métal aux branches étranges dominent la scène, au milieu, quatre grands rochers ronds constituent l’ensemble de cette mise en scène minimaliste. Pour cette ouverture d’Erwartung, la lumière se braque sur deux hommes en uniforme pénitentiaire qui déposent brusquement un sac mortuaire noir devant une femme et lui demandent une signature en accusant réception. « Peter Sellars ne voulait laisser planer aucun doute sur le fait que la femme n’avait pas tué son amant », explique Ausrine Stundyte, qui a interprété le rôle au Grand Théâtre de Genève en février dernier.

Arnold Schoenberg compose son monodrame expressionniste en 1909 sur un livret de Marie Pappenheim, écrivaine et médecin autrichienne. Dans Le Style et l’Idée, le compositeur explique qu’il a cherché à y « représenter à loisir ce qui peut se produire dans une unique seconde de la plus intense émotion et mon œuvre s’étend sur une demi-heure ».

On ne peut guère s’imaginer une meilleure interprète pour ce rôle scéniquement et musicalement complexe que la soprano lithuanienne, réputée pour l’intensité de son jeu et la maîtrise vocale des répertoires les plus exigeants du XXème siècle. Elle sera remarquablement soutenue par l’Orchestre Philharmonique de Vienne sous la direction d’Esa-Pekka Salonen qui assurera un bel équilibre entre la fosse et le plateau.

Outre l’exigence vocale du rôle qui se décline dans une très grande variété de matériaux musicaux uniques et de changements métronomiques, la mise en scène parcimonieuse de Peter Sellars confronte Ausrine Stundyte au défi de devoir raconter un riche discours sous-jacent imaginé par le metteur en scène américain, avec comme seuls moyens son corps et sa voix. « Pas même un figurant ou un mannequin à manipuler ! » s’exclame la soprano lituanienne en riant.

Sans le moindre accessoire, Ausrine Stundyte déambule pieds nus entre les troncs métalliques, ses entrailles rongées par la jalousie, l’angoisse et le désespoir. Aidée par un habile jeu de lumières (signé James F. Ingalls) qui sculpte son corps dans un éloquent jeu de muscles et de traits, Ausrine Stundyte se sert de chaque terminaison nerveuse de son corps et de chaque inflexion de sa voix pour exprimer la détresse affolante de son personnage et vous crève le cœur avec un battement de cils.

Pour permettre une transition fluide vers l’Abschied de Mahler en l’absence d’intervalle, le metteur en scène Peter Sellars et le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen optent pour les Cinq Pièces pour orchestre op. 10 d’Anton Webern. Écrites entre 1911-1913 dans sa technique de la Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres et de couleurs), héritée de Schoenberg, ces petites formes musicales concentrées sont ravissantes et merveilleusement exécutées par la phalange viennoise.

La ferveur contenue de Fleur Barron saisissante dans Abschied

Pendant le temps de cet intervalle musical, les deux gardiens enlèvent le sac mortuaire et la mezzo-soprano britannique Fleur Barron rejoint la scène. Suite au désistement de l’Allemande Wiebke Lehmkuhl « pour des raisons familiales », Fleure Barron l’a remplacée au pied levé et fait ainsi son début au Festival de Salzbourg. Ayant déjà impressionné Peter Sellars et Esa-Pekka Salonen lors de leur travail commun sur Adriana Mater de Kaija Saariaho à San Francisco en 2023, Fleur Barron – récompensée par un Grammy pour cet enregistrement en 2025 – a été un choix évident pour chanter l’Abschied de Mahler.

En 1907 le compositeur est assailli par une succession de calamités. Sa fille de quatre ans, Maria, est morte des suites de la scarlatine et de la diphtérie. Il découvre qu’il souffre d’une faiblesse cardiaque et il est forcé à démissionner de son poste de directeur de l’Opéra de la Cour de Vienne. Il découvre alors un recueil de poèmes de Li Bai, une figure majeure de la poésie de la dynastie Tang, l’âge d’or de la poésie chinoise. Inspiré par cette poésie dépouillée qui chante la beauté de la nature et l’éphémère vie des hommes, Mahler mettra six poèmes chinois en musique, dont quatre de Li Bai. L’Abschied est le sixième et dernier Chant de la Terre, basé sur deux poèmes : Dans l’attente d’un ami de Mong-Kao Yen et L’adieu de l’ami de Wang Wei.

Figure fine, traits ciselés, cheveux longs, pieds nus, Fleur Barron incarne la déchirure mélancolique de l’adieu avec une voix ample et chaleureuse et une présence scénique réservée, comme une étreinte pudique d’un ami cher. Si la douleur d’Ausrine Stundyte dans Erwartung est animale, physique et brutale, celle de Fleur Barron dans Abschied est retenue, aristocratique et violemment intérieure. Le langage corporel de Fleur Barron trahit parfois une maladresse qui donne au désarroi de son personnage une authenticité d’autant plus désarmante que sa voix homogène sur toute la tessiture ne fléchit jamais.

Dans la fosse, les Viennois sous la baguette du chef finlandais et le flûtiste solo Karlheintz Schütz dans l’une des niches au troisième étage de l’arcade en pierre, offrent aux solistes sur scène un accompagnement musical à la hauteur de leur réputation, dans ce répertoire emblématique de l’histoire de la musique autrichienne du XXe siècle.

Les applaudissements vigoureux rappellent les artistes plusieurs fois sur scène. Entourées de Peter Sellars et Esa-Pekka Salonen, Ausrine Stundyte et Fleur Barron saluent le public. Ausrine Stundyte s’incline énergiquement, ses cheveux hérissés effleurant presque le sol, tandis que Fleur Barron plie légèrement ses genoux dans une gracieuse révérence. Un spectacle tout en subtilité à ne pas manquer !