Ce 9 août, Andris Nelsons dirige l’Orchestre Philharmonique de Vienne dans un programme qui juxtapose la Symphonie n° 10 de Chostakovitch et l’Adagio de la Symphonie n° 10 inachevée de Mahler. Le concert fait partie de la série D-S-C-H dédiée au 50ème anniversaire de la mort de Chostakovitch.
À 11h, la salle du Grosses Festspielhaus est pleine pour le programme matinal qui combine deux Symphonies n° 10 que tout distingue. La dernière symphonie inachevée d’un Gustav Mahler au seuil de la mort et torturé par la découverte de la liaison amoureuse de sa femme Alma avec l’architecte Walter Gropius est un cri et un adieu ; alors que la dixième symphonie de Chostakovitch, créée en décembre 1953, est une jubilation d’un compositeur amoureux et libéré du joug stalinien. Malgré ces circonstances très différentes, les deux compositeurs « partagent un sens de l’ironie et un sentiment de catastrophe imminente », comme l’écrit très justement Gavin Plumley dans la brochure qui accompagne le programme.
Mahler écrit sa Symphonie n° 10 en été 1910. Il est alors au sommet de sa créativité, mais aussi plongé dans un chaos intime qui le conduira jusqu’au divan de Sigmund Freud. Une lettre de Walter Gropius, adressée à Mahler par erreur, lui apprend l’infidélité de son épouse Alma en juillet 1910. Pour la reconquérir, le compositeur la couvre d’attentions et de roses, et lui dédicace la Symphonie n° 8 (« des Mille ») qu’il décrit comme étant « la plus grande œuvre que j’ai écrite jusqu’à présent … Le monde n’a encore jamais vu ça ». Alors que Mahler triomphe lors de la création de sa Symphonie « des Mille » le 12 septembre 1910 à Munich devant 3200 personnes, dont Richard Strauss, Camille Saint-Saëns, Anton Webern et Thomas Mann, Walter Gropius attend Alma Mahler dans un hôtel proche.
Outre la visite chez Freud, Mahler affrontera sa crise matrimoniale en posant les jalons de la Symphonie n° 10. Les pages du manuscrit sont recouvertes des exclamations : « Folie, emporte-moi, maudite ! Anéantis-moi, pour que j’oublie que j’existe, pour que je cesse d’être ! » et « Vivre pour toi ! Mourir pour toi ! ». Alma Mahler restera auprès de son mari jusqu’à sa mort le 18 mai 1911, mais au moment de sa disparition, la Symphonie n° 10 n’a pas encore été orchestrée. Seul l’Adagio pouvait être interprété selon l’intention du compositeur. Pendant treize ans, Alma Mahler gardera le projet de la Symphonie n° 10 au fond du tiroir, mais en 1924, elle décide de publier le fac-similé de la partition. En 1924, l’Orchestre philharmonique de Vienne crée la version d’Ernst Krenek d’Adagio et Purgatorio, avec des corrections d’Alexander Zemlinsky et Franz Schalk.
Malgré les efforts d’Alma Mahler, la symphonie inachevée n’a pas connu de succès. Pour donner une chance à cette œuvre, le musicologue américain Jack Diether a approché plusieurs illustres compositeurs dans les années 1940, pour la compléter. Après les refus de Chostakovitch, Schoenberg et Britten, ce sont les musicologues qui se sont attelés à la tâche. Non sans mal, la veuve de Mahler approuvera finalement la version du Britannique Deryck Cooke qui sera créée aux Proms le 13 août 1964. Alma Mahler décédera en décembre de la même année et sa fille, Anna Mahler, surveillera toutes les révisions jusqu’à la publication de la version définitive de Cooke en 1976, juste avant la mort du musicologue.
Nelsons et les Viennois nous proposent ce matin l’Adagio, ce premier mouvement d’une durée d’exécution de 20 minutes. L’Adagio est du pur Mahler : une lamentation intense d’un amour déçu, imprégnée d’une mélancolie morbide. Le mouvement commence avec une exploration harmonique feutrée des superbes altos des Viennois. Ensuite, les violons introduisent une mélodie enveloppante que Nelsons sculpte avec beaucoup d’attention et de nuance, pour aboutir à un grand climax de l’orchestre au complet. Nelsons tape du pied de façon audible, comme pour souligner encore plus la puissance magistrale de ce passage spectaculaire. Le cri orchestral dissonant qui suit est une représentation musicale d’une douleur abyssale qui exprime l’angoisse et la souffrance de Mahler au moment de l’écriture. Mais malgré l’insistance de Nelsons, les Viennois recouvrent cette dévastation d’une fine couche de convenance qui fait penser au Cri de Munch orné de feuilles d’or.
Après l’entracte, la phalange viennoise s’attaque à la Symphonie n° 10 de Chostakovitch, l’une des plus emblématiques du compositeur. Comme celle de Mahler, la n° 10 du compositeur russe s’inspire de la mort et d’une femme aimée. Mais contrairement à Mahler, Chostakovitch ne contemple pas sa propre mort, mais ne peut que se réjouir de celle de son tortionnaire. Arraché aux affections de son peuple le 5 mars 1953, Staline n’est plus là pour juger le mérite artistique de la Dixième lors de sa création le 17 décembre 1953. Chostakovitch n’est pas non plus trahi par sa femme, mais est lui-même éperdument amoureux d’une autre. Ce qui ne lui facilite pas la vie, d’autant plus que la passion qu’il éprouve envers son élève Elmira Nazirova de 25 ans sera cantonnée aux longues promenades et des échanges autour de Beethoven et de Mahler.
Pour toutes ces raisons et parce que c’est Chostakovitch, sa première symphonie après huit ans de silence reste une œuvre sombre, âpre et farouche. « 48 minutes de tragédie, de désespoir, de terreur et de violence, et deux minutes de triomphe », décrira John Mangum, le directeur de l’Opéra lyrique de Chicago. La Symphonie n° 10, à la fois une cinglante condamnation du stalinisme et un « portrait musical du dictateur », comme Chostakovitch l’aurait affirmé à Volkov dans Témoignage, mais aussi une expression des sentiments cachés du compositeur. En août 1990, la veille de son départ pour Israël où elle décédera en 2014, Nazirova révèle au public les lettres que Chostakovitch lui avait adressées. Dans celle du 21 août 1953, il explique à son ancienne élève qu’il avait incorporé le nom d’Elmira (E-La-Mi-Ré-A) à côté de sa signature (D-S-C-H) dans le thème du troisième mouvement, la musique qu’il avait entendue dans son rêve.
Andris Nelsons connaît sur le bout des doigts « son » Chostakovitch, pour en avoir enregistré l’intégrale des symphonies, et il arrive à en livrer de très belles interprétations avec des orchestres qui ont un son plus angulaire, des cuivres plus métalliques et des cordes plus dures. Les Viennois ont un son qui est trop rond et trop lumineux pour exprimer l’âpreté, la violence et l’ironie de Chostakovitch ; ses cordes sont trop soyeuses, ses cuivres trop lustrés. Mis à part la couleur particulière des Viennois qui transforme tout Chostakovitch en Cremeschnitte, le récit de Nelsons est cohérent et plutôt tendu. Les solos des bois sont parfaitement exécutés, mais les tuttis manquent de mordant, notamment dans le deuxième mouvement. Nelsons maintient un bon tempo pour ce galop féroce, mais les attaques ne sont pas assez sauvages pour exprimer la destruction cauchemardesque qu’évoque la partition, même si ce « portrait de Staline » est remarquablement défini … dans un nuancier pastel.
Ce n’est que dans le troisième mouvement que les Viennois se retrouvent un peu dans la gavotte élégante qui ouvre le mouvement, mais rapidement, Chostakovitch subvertit le mètre pour imposer un rythme mal emmanché qui dégringole dans une ambiance de fête de village. Le cor intervient avec une fanfare soutenue de cinq notes, la première apparition d’Elmira, à laquelle les cordes répondent avec mélancolie. La petite harmonie décalée ajoute à l’anxiété grandissante, le thème de quatre notes – la signature de D-S-C-H – émerge et les cordes la répètent avec insistance. La séquence de cinq (Elmira) et quatre (Chostakovitch) notes alterne juste avant la fin déroutante du mouvement. Tandis que le cor rappelle les initiales d’Elmira, le piccolo répond D-S-C-H trois fois. Le compositeur se réserve le dernier mot dans ce dialogue fragile et inachevé.
Mais le finale démentiel, pétri d’ironie, de désespoir, de triomphe et de défiance, qui scande la signature de Chostakovitch, échappe à nouveau à la phalange viennoise dans cette fabuleuse démonstration de puissance, de brutalité et de fureur. L’interprétation édulcorée de la Symphonie n° 10 de Chostakovitch enthousiasme visiblement les festivaliers qui remercient les Wiener et Andris Nelsons avec une ovation debout.
Visuels : © SF/Marco Borrelli