Sous le titre « Laws of Solitude », Asmik Grigorian nous propose deux versions de cet adieu à la vie que sont les « Vier letzte Lieder » (Quatre derniers Lieder) de Richard Strauss, d’abord avec orchestre puis avec piano. Une réalisation originale qui illustre le talent singulier de la soprano.
Le CD est sorti le 9 février chez Alpha Classics et la soprano lituanienne qui court de succès en succès sur les scènes d’opéra, justifie ainsi son choix, assez rare au disque.
« J’ai trouvé intéressant d’enregistrer les deux versions (avec orchestre et avec piano) car chacune demande des couleurs très différentes – même si l’œuvre est la même. Mikko Franck est un des meilleurs chefs actuels, tout est simple avec lui, comme toutes les choses vraiment spéciales en ce monde. Markus Hinterhäuser est juste un magicien dans tout ce qu’il fait. Faire de la musique avec eux me permet de sentir que je ne suis pas seule ».
Nous avions rendu compte de la prestation d’Asmik Grigorian à l’occasion du concert inaugural de Radio France en septembre dernier sous la direction de Mikko Franck qui s’est accompagnée de cet enregistrement studio, doublé d’une deuxième performance, cette fois avec le seul piano de Markus Hinterhäuser, dans une transcription réalisée par le compositeur Max Wolff .
L’intitulé de cet enregistrement langoureux et mélancolique, « Laws of Solitude », évoque la profonde solitude du musicien, du compositeur et de l’interprète. Richard Strauss était au crépuscule de sa longue et fructueuse vie quand il a écrit, quelques mois avant sa mort, ces Lieder que son éditeur a baptisés « Les quatre derniers ».
Composés à partir de poèmes du romancier Herman Hesse et du poète Joseph von Eichendorff, ce cycle, l’un des plus connus de Strauss et des plus souvent enregistrés, présente en quelques minutes, le chemin d’une vie, du Printemps au Crépuscule.
Après avoir été une inoubliable Salomé à Salzbourg dans la mise en scène de Castellucci, puis une impressionnante Chrysothémis dans son Elektra, Asmik Grigorian, qui brille de mille feux sur scène, se devait d’aborder les fameux quatre derniers Lieder, sorte de passage obligé pour soprano dans le difficile exercice imposé par Strauss.
En effet la soprano doit réussir à déployer sa voix à travers les déferlantes riches de l’orchestre, en étant tantôt soliste et tantôt membre de l’orchestre dans cette alchimie complexe dont Strauss était le roi et qui rend généralement si excitantes les performances vocales des chanteurs dans ses partitions.
Asmik Grigorian est tout simplement merveilleuse sur scène, mais l’enregistrement, disons-le franchement, ne rend pas justice à cette présence incandescente que nous avions ressentie à l’Auditorium de Radio France.
La captation affadit les couleurs de la voix de l’artiste que l’on n’entend pas vraiment monter à l’assaut d’un orchestre dont les sonorités ont été manifestement amoindries pour « égaliser » artificiellement ce qui n’a pas à l’être. Le timbre d’Asmik Grigorian, parfois coupant comme du cristal, n’a besoin d’aucun artifice acoustique pour traverser les salles, quelles qu’elles soient. Et elle n’est jamais couverte par l’orchestre lors de ses prestations live.
Mais ces petites imperfections tiennent sans doute aussi à la « froideur » de l’exercice de l’enregistrement studio qui ne convient pas au tempérament de la soprano, qui ne trouve pas toujours, alors, l’impulsion dramatique de la scène qui enflamme ses prestations.
La version classique orchestrale, celle voulue par Strauss, lui permet une meilleure variation des couleurs. La voix est portée par l’orchestration elle-même et si la prestation manque parfois des richesses que sont les accents mis sur le sens des mots, leur poids respectif dans la progression du Lied, nous avons là de bien beaux instants musicaux en particulier dans le duo/duel de la soprano avec le violon soliste dans l’admirable « Beim Schlafengehe » (l’Heure du sommeil) où elle trouve ses plus beaux accents. Le timbre, même légèrement monochrome, garde un grand pouvoir de séduction dont elle a le secret et qui tient sans doute tout simplement à sa beauté intrinsèque. Et soulignons qu’elle confirme une égale qualité d’harmonies sur l’ensemble de la tessiture, avec de très beaux graves et des aigus souverains ce qui lui autorise tant de rôles différents d’ailleurs. Mais l’on regrette que l’enregistrement rabote en quelque sorte ce qui faisait l’émotion unique d’une prestation scénique.
Concernant la version piano, avec la transcription du compositeur Max Wolff, Asmik Grigorian réussit incontestablement une partie de son challenge : varier l’interprétation des Lieder dans ce nouvel environnement musical qui prive la chanteuse du support décisif des différents instruments de l’orchestre. Elle atteint alors à plusieurs reprises des sommets d’intimité envoûtante et profondément séduisante, renouvelant l’approche de ce cycle si réputé. Dès son « Frühling », elle monte à l’assaut du ciel de ce printemps qu’elle fête admirablement avec des nuances infinies et une grande unité de style sur toute l’étendue de sa voix. Son « September » (Septembre) est empreint de toute la nostalgie de cet automne qui annonce le bout du chemin de la vie, son legato est souverain et très émouvant, chaque attaque de notes en début de vers est d’une douceur et d’une maitrise admirable, sans à-coup, sans brusquerie, comme navigant sur un nuage. Elle allonge les tempi puisque ce deuxième Lied dure plus longtemps que le même en version orchestrale.
Le « Beim Schlafengehe » à l’inverse, nous a paru moins achevé, tant dans ce troisième Lied, les rôles respectifs de l’orchestre et du violon solo semblent irremplaçables, le piano faisant pâle figure en termes d’accompagnement et affadissant la prestation de la soprano.
Mais nous avons été profondément émus par l’ultime Crépuscule avec sa phrase finale si lourde de sens « Ist dies etwa der Tod ? » (Serait-ce la mort ?) que l’artiste sait murmurer dans une douloureuse interrogation déjà résignée. Et le piano se fait lui aussi mélancolique et chuchotant en quelques trilles évocateurs.
Le mystère qui entoure toujours les incarnations les plus abouties d’Asmik Grigorian affleure alors et la réécoute attentive de l’enregistrement, permet d’en apprécier les meilleures pages.
Comme toujours, rien de ce que nous propose la soprano ne laisse indifférent et faute d’être idéal, cet enregistrement marque la discographie par sa personnalité si singulière. Celle qui a reçu le prestigieux titre de Chanteuse de l’année 2023 aux Opus Klassik, ne cesse de surprendre et de séduire dans les multiples répertoires qu’elle aborde : elle a été très récemment une Turandot remarquée à Vienne et une Lisa inoubliable à Munich. Il est parfois difficile de traduire en mots l’émotion qu’elle sait créer en direct auprès du spectateur.
Pour mémoire, ces Lieder ont été enregistrés récemment par la soprano norvégienne Lise Davidsen pour Decca avec l’opulence que l’on connait dans l’exceptionnelle voix de celle qui excelle dans Wagner, dans un style foncièrement différent de celui de Grigorian, style moins intimiste et plus luxuriant que l’on peut préférer, mais qui nous prive de cette science de la simplicité touchante que possède la Lituanienne, tout comme d’ailleurs d’une maitrise des aigus tout à fait exceptionnelle.
La soprano américaine Rachel Willis-Sorensen a également interprété ces Lieder chez Sony classical, CD sorti il y a quelques mois, dans un style plus verdien.
Et il est tout à fait intéressant de voir comment trois sopranos de notre temps proposent chacune une lecture passionnante et fort bien maitrisée de cet opus auquel tant de sopranos se sont attaquées par le passé. Il est vrai que nombre de nos artistes d’aujourd’hui renouvellent et rafraichissent avec talent, ce qu’avaient apporté leurs ainées à l’art lyrique et l’on ne peut que s’en réjouir.
Concernant le disque d’Asmik Grigorian que l’on recommande, on regrettera – mais c’est très secondaire – une pochette du label Alpha voulant illustrer le titre donné par la soprano à sa réalisation originale, qui n’est esthétiquement pas très réussie avec cette fausse formule mathématique censée donner une dimension d’infini à ces deux fois « quatre » Lieder.
Il est vrai qu’en plus de soixante-dix ans ils sont devenus une sorte de référence absolue du genre, couronnant en quelque sorte la quintessence du romantisme allemand et atteignant une sorte d’infini dans la beauté.
CD Alpha Classics, sorti le 9 février 2024