Ce 25 mai à La Scala Paris, John Gade présente deux des quatre sonates d’Alexandre Scriabine qui figurent sur son album Opium, suivies de la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov dans une transcription pour percussions de Pierre-Olivier Schmitt, interprétée par des élèves des conservatoires parisiens.
Devant un auditorium plein de La Scala Paris, son directeur général, Frédéric Biessy, prend la parole pour rendre hommage à Olivier Schmitt, décédé d’une crise cardiaque foudroyante le jour de ses 68 ans, le 4 avril 2025. Ne pouvant retenir ses larmes, le directeur se rappelle la première rencontre avec cette grande figure de la culture qui était devenu son ami et directeur artistique de La Scala Paris. Quand il a voulu ouvrir un théâtre à Paris dans une salle du 10e arrondissement, raconte Biessy d’une voix tremblante d’émotion, Olivier Schmitt l’a soutenu dans sa démarche. « Il est venu voir les ruines de ce théâtre plein de rats et de pigeons et il n’est jamais parti ».
Pierre-Olivier Schmitt, percussionniste, arrangeur, enseignant et neveu du défunt, qui dirigera les jeunes percussionnistes dans la deuxième partie du programme, lit ensuite la dédicace d’Olivier Schmitt dans L’Intégrale des ombres (Actes Sud, 2018) qui raconte l’histoire étonnante de La Scala, tour à tour un café-concert, un cinéma, un multiplexe pornographique et le siège d’une secte avant de redevenir un théâtre. Fréderic Biessy reprend ses propos introductifs pour présenter le programme, l’artiste et l’album.
Le pianiste français de 27 ans, John Gade, est né à Cannes en 1997. Il pratique très jeune le piano, le violon et la composition, avant de se concentrer sur le piano. Il remporte plusieurs prix (concours des Virtuoses du cœur, concours Claude Bonneton, grand prix de l’Académie Ravel, grand prix Alain Marinaro, etc.), avant de décrocher son diplôme du CNSM de Paris en 2020. En 2024, John Gade remporte le Premier Prix du Concours Scriabine et enchaine les concerts. Il enregistre son album Opium, entièrement consacré à Scriabine, dans les studios de La Scala à Avignon. Biessy conclut son introduction de l’artiste avec une déclaration désarmante : « C’est une belle personnalité. Je l’aime beaucoup ».
Grand, mince et doté d’une abondante chevelure bouclée, John Gade entre en scène et s’installe sans tarder au piano. Dans la première partie du programme, il joue deux sonates d’Alexandre Scriabine de son album : la Sonate n° 3, encore marquée par Chopin, Schumann et Liszt, et la Sonate n° 5 qui marque le tournant dans l’écriture pianistique du compositeur.
Ébauchée à Paris en 1897 et achevée à Moscou en 1898, la Sonate n° 3 surnommée « États d’âme » est écrite en forme classique de quatre mouvements, mais Scriabine y laisse déjà entrevoir son évolution à venir. La Sonate n° 3 marque le début de la quête du compositeur qui cherchera à unifier le rythme, la mélodie et l’harmonie. Le premier mouvement, Drammatico, empreint de Schumann, est pétri d’élans, d’appels exaltés, des passages rythmiquement soutenus, mais aussi ceux plus lyriques et contemplatifs. Dans l’Allegretto, l’âme trouve un repos momentané ; le rythme est léger et les harmonies évoquent jeune Ravel. L’Andante qui suit est un nocturne amoureux, empli de tristesse et de nostalgie, qui se clôt avec le retour du motif vif du premier mouvement. Le Presto con fuoco est un final déchainé, tourmenté où l’âme se débat dans un combat presque wagnérien qui n’est pas sans rappeler les écrits de Nietzsche que Scriabine dévore à cette époque.
John Gade nous en offre une interprétation qui traverse ces états d’âme avec la facilité d’un artiste habité par une multitude d’émotions aussi intenses que variées. Chaque note qu’il joue semble empreinte d’un souvenir, d’une image ou encore d’un rêve. Son indéniable maîtrise technique s’accompagne d’une sensibilité contrastée qui rend son jeu à la fois puissant et tendre, précis et libre, visionnaire et rêveur, grandiose et intimiste. Son empan de 27 cm lui permet d’exécuter les grands accords avec une netteté qui leur donne un saisissant aspect angulaire qui sera particulièrement poignant dans la Sonate n° 5.
Composée peu après son Poème de l’extase en 1907 et d’une extrême difficulté technique, la Sonate n° 5 marque « le grand tournant dans son évolution harmonique » comme l’exprime John Gade ici. La sonate comporte un seul mouvement et son exécution dure environ douze minutes. Scriabine s’intéresse déjà à la transfiguration de l’humanité et du cosmos par la musique et découvre à cette époque l’enseignement d’Hélène Blavatsky, la mystique russe qui a popularisé l’occultisme et fondé la Société théosophique. Dans sa Sonate n° 5, Scriabine dévoile l’accord mystique – do, fa dièse, si bémol, mi, la, ré – qu’il considère comme « l’accord parfait car il contient toutes les émotions ».
John Gade attaque l’avant-gardisme à la limite de l’atonalité de la n° 5 avec l’impératif inhérent à toute quête de transcendance. Le pianiste paraît tellement habité par cette musique qu’il s’en fait presque oublier ; comme s’il était guidé par le désir qui a animé le compositeur d’accéder à la béatitude en passant par l’anéantissement dans l’extase. Les yeux fermés, ses mains glissant sur le clavier, Gade traverse des passages périlleux en calibrant la tension entre la violence et la tendresse sans jamais se perdre dans une rêverie indulgente ou un désir de plaire. Lorsque les applaudissements éclatent dans la salle, il se lève et quitte la scène rapidement, comme si on l’avait dérangé dans un dialogue intime d’une grande urgence.
Revenu sur scène pour introduire la deuxième partie, Frédéric Biessy, raconte l’histoire de ce projet, conçu par Pierre-Olivier Schmitt en collaboration avec plusieurs conservatoires parisiens : Conservatoire de Drancy, Conservatoire « Hector Berlioz » du 10ème arrondissement de Paris, Conservatoire d’Aulnay-sous-Bois et le Conservatoire de Bobigny. Schmitt a écrit la transcription de la Rhapsodie sur un thème de Paganini pour les percussions et John Gade a accepté de participer à ce projet.
La promesse est irrésistible : une Rhapsodie sur un thème de Paganini, accompagnée, non pas par un orchestre symphonique, mais par un orchestre de percussions. Dirigés par Pierre-Olivier Schmitt, les jeunes percussionnistes, issus des différents conservatoires parisiens, étaient fiers et beaux derrière leurs imposants instruments : crotales, carillons tubulaire, glockenspiel, marimba, xylophone, timbales, une grosse caisse, une caisse claire, etc.
Datée de 1934, la Rhapsodie est la dernière œuvre concertante du compositeur. Cette œuvre grandiose, innovante et empreinte d’un saisissant romantisme tardif, est construite sur un thème auquel Rachmaninov enchaîne 24 variations sur le Caprice pour violon seul n° 24 de Niccolò Paganini, comme l’ont fait Brahms et Liszt avant lui. Rachmaninov y cite la mélodie du Dies irae, peut-être pour évoquer la légende populaire selon laquelle Paganini (ou sa mère, d’après une variante) aurait vendu son âme au diable contre sa virtuosité prodigieuse. La Rhapsodie, que Rachmaninov ouvre avec la Variation n° 1 avant d’annoncer le thème, peut être exécutée sans interruption, mais d’habitude, les interprètes la divisent en trois sections pour la faire correspondre aux mouvements d’un concerto.
John Gade attaque la première variation aérienne et débordante de fantaisie et de finesse et d’emblée, les percussions sont inaudibles. On imagine difficilement comment l’ensemble d’une vingtaine de percussions puisse être si peu percutant. Malgré les regards appuyés que Gade jette en direction de Schmitt, le chef n’indique pas aux jeunes qu’ils doivent jouer plus fort, comme s’il avait peur de noyer le piano. Le piano a pourtant besoin d’être porté dans l’harmonie. On sent presque le moment où Gade abandonne tout espoir d’entendre les percussions et décide de poursuivre son chemin seul, plutôt que de baisser à son tour le volume pour s’adapter à cet orchestre timoré et dirigé sans égard pour l’équilibre, pourtant essentiel, entre l’orchestre et le soliste.
De son côté, Gade construit un arc en ciel saturé de couleur et minutieusement ciselé, sans la moindre trace de paresse ou de sentimentalisme. Il exécute gravement le Dies irae avant d’enchaîner avec le finale. La variation n° 24 est légère et allègre – elle se termine avec un glissando sur le clavier – mais aussi techniquement éprouvante. John Gade ne laisse rien transparaitre, mais Rachmaninov, qui a créé l’œuvre lui-même avec le Philadelphia Orchestra, s’est trouvé assailli par une bouffée d’angoisse le jour de la première mondiale à Baltimore le 7 novembre 1934. Doutant de sa capacité à jouer la Rhapsodie, il s’est confié à son ami, le pianiste Benno Moiseiwitsch, qui lui a, fort raisonnablement, conseillé de prendre un verre d’alcool pour calmer ses nerfs.
Après le succès spectaculaire de la première, Rachmaninov a pris l’habitude de garder la bouteille de la crème à la menthe sous le piano et d’en boire un verre avant chaque interprétation de la Rhapsodie. C’est ainsi que Rachmaninov surnommera la n° 24, la Variation « Crème à la menthe. » Sans recours au breuvage soyeux et sirupeux, John Gade enfile les variations avec le soin et la fantaisie d’un joaillier d’une autre époque, qui arrange des pierres précieuses dans une parure somptueuse, conçue pour le visage pâle d’une beauté lointaine qu’elle sublimera. Cette belle interprétation ne pâtit que d’une chose : le manque d’un accompagnement orchestral qui pourtant aurait pu être extraordinaire.
Pour nous soulager de notre frustration, John Gade a su se montrer généreux. Il nous a offert un magnifique bis – l’Étude op. 8 n°12 de Scriabine – pour terminer cet après-midi en beauté et en revenant à l’essentiel : Scriabine de John Gade, une découverte à ne pas manquer !
Visuel : @ Thomas O’Brian