Comme chaque année, les journées des 7, 8 et 9 août à La Roque d’Anthéron sont consacrées à la musique contemporaine. Pour la 44e édition du festival, le pianiste et musicologue Florent Boffard nous a fait découvrir deux compositeurs contemporains, Dai Fujikura et Jörg Widmann, consacrant le dernier jour à l’explorateur de l’après-tonalité, Arnold Schönberg. Dans un programme original et riche, le pianiste Sébastien Vichard nous fait découvrir l’univers de ce pionnier de la modernité.
Ce 9 août à se déroule sous le signe de l’icône de la musique moderne, le compositeur viennois Arnold Schönberg. Artiste polyvalent et pionnier de la modernité, Schönberg était non seulement compositeur révolutionnaire, mais aussi peintre, écrivain, pédagogue, théoricien et inventeur du dodécaphonisme. Dans ses propos introductifs, le compositeur et organiste Thomas Lacôte a présenté les œuvres de Schönberg comme un parcours « d’émancipation », « de réflexion sur une nouvelle façon de composer» et « une nouvelle appropriation du passé. » Ce parcours, qui s’insère dans « une démarche de réduction », commence avec la Symphonie de Chambre de 1906 et se termine avec l’Ode à Napoléon Bonaparte de 1942, en passant par les Six petites pièces pour piano op. 19 de 1911 et les Cinq pièces pour piano op. 23 de 1923.
Pour le récital de 17h30, le pianiste Sébastien Vichard, soliste à l’Ensemble intercontemporain, nous propose un programme construit sur le dialogue entre les œuvres pianistiques d’Arnold Schönberg et celles des amis (Alban Berg), des compositeurs proches (Richard Wagner et Johannes Brahms) ou plus éloignés (Girolamo Frescobaldi et Claude Debussy).
Costume noir, chemise rouge et lunettes sans monture, Sébastien Vichard s’avance vers le piano d’un pas rapide, tel un étudiant en lettres dans la Vienne de fin de siècle. Il ouvre le concert avec Toccata Settima Libro Primo de Girolamo Frescobaldi. L’organiste le plus célèbre de la première moitié du XVIIe siècle, Frecobaldi a écrit un important recueil d’extravagantes toccatas baroques en 1615. D’une virtuosité époustouflante, cette petite composition de quatre minutes, est pétrie de contrastes, de changements rythmiques et d’une étonnante liberté. Vichard, emporté par le flot de notes, savoure visiblement le vertige de la vitesse.
Ayant capturé son public, Vichard enchaine sans pause sur les Six petites pièces pour piano op. 19 d’Arnold Schönberg. Composées en 1911, les Six petites pièces sont des petits chefs-d’œuvre ciselés et dépouillés. Issues d’une réduction extrême, les Six pièces op. 19 sont d’une densité à la limite du supportable. Tout y est essentiel, il n’y a plus de remplissage ni de répétition. Sébastien Vichard transmet l’intensité émotionnelle des Six pièces avec une clarté tendue comme un arc.
Il fait suivre cette œuvre difficile par la réduction pour piano du Prélude de Tristan et Isolde de Richard Wagner. Pendant les dix minutes que dure l’exécution, les spectateurs se retrouvent en terrain familier. Ceci ne doit pas nous faire oublier les aspects révolutionnaires de ce Tristan et Isolde que Schönberg considérait comme la source de la musique moderne. La dissonance du fameux « accord de Tristan », le premier de la partition, éprouve le cadre de la tonalité. Sébastien Vichard expose la trame de la tragédie à venir avec la minutie d’un orfèvre et il accentue ensuite sobrement la tension dramatique vers une apothéose sans résolution.
Le récital se poursuit avec les Cinq Pièces pour piano op. 23 d’Arnold Schönberg. Composé entre 1920 et 1923 et d’une durée d’exécution de douze minutes, le cycle représente le premier exemple de la « musique sérielle » qui caractérise l’œuvre postérieure de Schönberg, Berg et Webern. La nouvelle méthode de composition utilise des séries de hauteurs, de rythmes, de dynamiques, de timbres ou d’autres éléments musicaux, sans ordre ou hiérarchie prévisible. L’absence de harmonie ou de logique prive l’auditeur de la capacité de prévoir la prochaine séquence, ce qui crée chez lui un malaise anxiogène.
Après un bref entracte, Sébastien Vichard enchaîne avec Caprice en do dièse mineur, n° 5 de Huit Pièces pour piano op. 76 de Johann Brahms. En 1878, Brahms compose une série d’élégantes miniatures romantiques pour le piano, forme développée par Chopin, Schumann et Mendelssohn qu’il perfectionne. Le Capriccio n 5 en do dièse mineur est une pièce intense et agitée et Sébastien Vichard nous en livre une interprétation ressentie et vivante.
Après cette délicate mise en bouche, le public est à nouveau prêt à se confronter à Schönberg. Exécutées avec rigueur et finesse par Sébastien Vichard, les Deux Pièces pour piano op. 33, sont la dernière composition du compositeur pour piano solo. Écrite entre 1928 et 1931 selon la méthode dodécaphonique, l’œuvre comporte deux mouvements, de cinq minutes chacun. La complétude et la brièveté des pièces font penser aux miniatures romantiques de Brahms que Schönberg admirait tant.
La Sonate pour piano op. 1 d’Alban Berg est une œuvre éblouissante et étonnante, composée d’un unique mouvement en si mineur qui repose sur une seule idée musicale. Glenn Gould, qui en a été l’un des plus grands interprètes, a écrit dans le texte accompagnant son Berg, Schönberg & Krenek : « L’œuvre communique un sentiment de plénitude et donne l’impression qu’elle est constituée d’une série de points culminants, suivis de moment de repos très soigneusement calibrés […] » Sébastien Vichard nous en livre une interprétation sereine, ciselée et puissante avant de reprendre les Six petites pièces op. 19 de Schönberg. « C’est un choix judicieux », commente Thomas Lacôte. « On ne l’entend pas de la même façon dans un contexte différent et il l’a jouée de manière plus détendue la deuxième fois. »
Sébastien Vichard terminera son récital avec l’Étude n 1 « Pour les cinq doigts, d’après M. Czerny », l’une des douze études composées en août et en septembre 1915. L’Étude n°1 est une pièce insolente, difficile et parfaitement musicale. Elle commence par une imitation des exercices à cinq doigts que Carl Czerny donnait souvent à ses élèves débutants au piano, avant de s’épanouir dans un scherzo féroce sur le fond d’amertume qui caractérise les dernières œuvres de Debussy. Vichard a relevé les redoutables défis techniques de la pièce sans remuer d’un cil. Les applaudissements appuyés des spectateurs enthousiastes ont conclu le début de la soirée en beauté. Un spectateur grisonnant a exprimé le sentiment général : « Je me suis bien régalé ! »
Visuels : © Pierre Morales