Le 17 août, Maria-Ange Nguci a remplacé au pied levé Maria- João Pires, contrainte d’annuler sa participation pour des raisons de santé. La jeune pianiste, qui avait déjà captivé le public avec le deuxième volet de l’intégrale de Brahms trois jours auparavant, revient sous la conque du Parc du Château de Florans avec la Chaconne de Bach arrangé par Busoni, Gaspard de la nuit de Ravel, la Fantasie op. 77 de Beethoven et Kreisleriana op. 16 de Schumann.
Née en 1997 en Albanie, de parents économistes et mélomanes, Marie-Ange Nguci est une musicienne précoce et éclectique ainsi qu’une conteuse d’histoires captivante. Au dîner après le concert, elle raconte son initiation à la musique : « Nous avions un piano, comme beaucoup de foyers. C’était une façon de s’évader de l’angoisse. » Passionnée par les mathématiques et la physique, son cœur penche vers la musique. Elle s’envole pour la France à 13 ans pour suivre sa formation auprès de Nicholas Angelich au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, où elle est admise à l’unanimité. La jeune pianiste se fait rapidement connaître en remportant le Premier Prix au Concours international de Lagny-sur-Marne. A 16 ans, elle obtient son Master de piano, avec mention très bien. Un an plus tard, elle remporte à New York le Premier Prix du MacKenzie Awards International Piano Competition, suivi du Prix Charles Oulmont. Son unique album à ce jour, En miroir, paru chez Mirare en 2017 et récompensé par un Choc de Classica, est un mélange original de répertoire, réunissant les organistes-compositeurs qui ont écrit pour le piano : Bach, César Franck, Thierry Escaich et Camille Saint-Saëns.
Parallèlement à ses succès sur scène, Marie-Ange Nguci poursuit des études académiques. Elle reçoit le Diplôme d’artiste interprète de piano en 2016 et enchaîne avec un Master d’analyse musicale et de musicologie à la Sorbonne. Elle passe une année en échange Erasmus à Universität für Musik und Darstellende Kunst à Vienne où elle s’initie à la direction d’orchestre et à 18 ans, elle devient la plus jeune candidate admise au doctorat de musique de la City University de New York. Elle est par ailleurs titulaire du Prix d’ondes Martenot, ainsi que du Master de pédagogie-piano et du certificat d’aptitude de professeur, décernés par le CNSMDP. En plus du piano, elle joue au violoncelle et à l’orgue et, pour ne rien gâcher, elle maîtrise sept langues.
Cérébrale et intuitive, Marie-Ange Nguci donne l’impression d’habiter un vaste et riche univers imaginaire, rempli de musique et peuplé d’amis, parmi lesquels le très regretté Nicholas Angelich, décédé l’année dernière (« C’est pour lui que j’ai joué Ravel »), mais aussi de compositeurs et d’œuvres (« Je les approche comme j’irais à la rencontre d’une personne »), de personnages littéraires, de pianos (« Ce Fiazoli est difficile, très réactif, mais quel son ! ») et de livres (« J’ai commencé les six volumes de Mon combat de Karl Ove Knausgaard. La référence à Hitler est intrigante« ).
Dans un monde compétitif, superficiel et virtuel, Marie-Ange Nguci se démarque par sa personnalité singulière et accomplie, qui intrigue, comme on a pu le constater pendant l’entracte. Une spectatrice admirative pose son diagnostic avec conviction :« Une HPI ! » « Une première de la classe ! », ajoute une autre. « Une mystico-pétée ! », renchérit sa voisine, citant un psychiatre bordelais. Un ovni pour les uns et une authentique artiste pour les autres, la pianiste franco-albanaise affiche un désintérêt marqué pour le non-essentiel, un ancrage profond dans son intériorité, une imagination débordante et une passion pour les choses de l’esprit.
Incontestablement, sa rencontre avec l’Autre lévinassien passe par la musique et par son instrument. Ses interprétations sont pétries d’idées et de présences et on ne peut pas s’empêcher de l’imaginer tout aussi souveraine et inspirante sur le pupitre du chef d’orchestre. Au piano ou ailleurs, son expression artistique sera assurément toujours intègre, intelligente, sensible, intime, techniquement irréprochable et libre de toute affectation. Marie-Ange Nguci partage généreusement ses découvertes et les fruits de son travail avec le public, avec lequel elle entretient un lien profond, sans chercher à plaire ou à impressionner, ni avec sa virtuosité et encore moins, avec ses tenues.
« On dirait qu’elle porte le bleu de travail des agents RATP dans les années 1970 », tranche à ce sujet une spectatrice élégante avec un sourire narquois qui ne présage rien de bon pour l’avenir des uniformes vintage. Faisant fi des diktats de la mode (après tout, on ne vient pas à La Roque d’Anthéron pour la Fashion Week !), Marie-Ange Nguci est visiblement aussi à l’aise dans son tailleur pantalon bleu que dans les répertoires, allant du baroque à la musique contemporaine, en passant par le romantisme. Particulièrement attentive à la création contemporaine, elle travaille régulièrement auprès de Thierry Escaich, Bruno Mantovani, Graciane Finzi, Pascal Zavaro et Karol Beffa et d’autres compositeurs contemporains, pour préparer l’interprétation de leurs œuvres.
Penchée sur le Fazioli, son abondante chevelure attachée et ses mains posées sur le clavier, Marie-Ange Nguci ouvre le récital avec Chaconne en ré mineur BWV 1004. L’œuvre emblématique pour violon solo de Bach, la Chaconne de la Partita n°2 a inspiré plusieurs transcriptions pour le piano. Schumann et Mendelssohn ont écrit un accompagnement de piano, Johannes Brahms a composé une version pour la main gauche, mais c’est le pianiste et compositeur italien Ferruccio Busoni, qui en signera sa plus célèbre transcription en 1897. Busoni transforme la pièce assez intimiste de musique de chambre de Bach en une œuvre résolument virtuose et romantique.
On sent, dans l’interprétation serrée et limpide de Marie-Ange Nguci son affinité avec l’orgue, mais surtout sa capacité à créer un climat de communion qui, l’espace d’un instant, guérit le monde. Maîtrisant parfaitement la complexité de l’architecture de cette œuvre chargée à souhait, Marie-Ange Nguci la laisse respirer, lui donnant une fraîcheur contemporaine et un souffle plus léger.
Le programme se poursuit avec Gaspard de la nuit de Maurice Ravel. Œuvre expressive et poétique, d’une difficulté extrême, Gaspard de la nuit, est un triptyque pour piano, composé en 1908, d’après trois poèmes en prose du poète français Aloysius Bertrand : Ondine, conte d’une nymphe qui séduit un humain pour obtenir une âme immortelle, Le Gibet, dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil et Scarbo, petit gnome diabolique, porteur de funestes présages.
Sous les platanes centenaires du Parc du Château de Florans, la nuit est calme et les cigales se taisent. Seule une chauve-souris survole de temps à autre la jeune femme voûtée sur le piano, qui nous entraîne, tel un lutin de Cornouailles en mission de reconnaissance, dans un royaume surnaturel et malveillant, hanté par des esprits étranges, créatures maléfiques et le spectre de la mort. Le Gaspard de la nuit de Marie-Ange Nguci est un bijou cinématographique. Au-delà de sa narration pittoresque et sans digressions inutiles, la façon dont elle aborde et assemble les images est tellement originale et révélatrice de perspectives insoupçonnées, que le résultat en est bluffant.
Après l’entracte, Marie-Ange Nguci aborde la Fantaisie en sol mineur op. 77 de Beethoven. Composée en 1809, la Fantaisie op. 77 est une œuvre conçue pour mettre en valeur les qualités d’improvisation du compositeur. L’ouverture évoque l’improvisateur qui rassemble des idées musicales dictées par l’inspiration dans une œuvre à venir. Écrite en un seul mouvement, la Fantaisie contient des séquences qui se succèdent pour faire apparaître un large éventail de motifs, des changements incessants de tempi, de caractères, de textures et des modulations qui ne sont pas sans rappeler des fantaisies de son aîné, Carl Philipp Emanuel Bach, le deuxième fils survivant de J.S. Bach.
Alternant Adagios contemplatifs et Allegros fougueux, la Fantaisie op. 77 est caractérisée par une dynamique étrange : des motifs se présentent pour être presque aussitôt écartés ou fracassés par des gammes descendantes, comme une inspiration répudiée ou un ressenti bafoué. Plutôt que de forcer les séquences d’affrontement du rythme et de la mélodie dans un cadre qui leur donnerait un semblant d’unité, Marie-Ange Nguci accentue leur dynamique dialectique pour en faire encore mieux ressortir la délicatesse de l’approche et la violence du rejet. On sent chez cette pianiste une empathie rare, une véritable fusion avec la partition ; elle s’imprègne de son émotion et la transmet aux spectateurs avec la spontanéité de quelqu’un qui en connaît intimement la texture et l’éloquence d’une conteuse orientale.
Pour clôturer ce programme fantasque et riche en émotions, Marie-Ange Nguci nous propose l’un des plus grands chefs-d’œuvre pour piano de la musique romantique, les Kreisleriana, op. 16 de Robert Schumann. Composées en quatre jours en 1838, alors que Schumann était follement amoureux de Clara Wieck – qui deviendra Clara Schumman en 1840 –, les Kraisleriana sont huit pièces pour piano d’une durée d’exécution d’environ 30 minutes. Alternant le calme et la tempête, l’effroi et l’exaltation, le cycle exprime l’amour doux et sauvage, rêveur et impulsif, les humeurs changeantes, les sensibilités extrêmes et les contradictions qui agitent un homme épris.
Cette œuvre étrange et dramatique, la préférée de Schumann, laisse son dédicataire, Frédéric Chopin, dubitatif et même Franz Liszt la trouvera trop difficile à assimiler pour le public. Les Kreisleriana s’inspirent du personnage littéraire d’E.T.A Hoffmann, Johannes Kreisler, maître de chapelle fantasque et fantastique, génial et fou, perdu dans ses pensées, ses recherches et ses obsessions. Dès les premières mesures, on comprend que cela fait longtemps que Marie-Ange Nguci s’est liée d’amitié avec le musicien irascible et excentrique qu’on voit apparaître « chantant gaiement et sautillant, avec deux chapeaux enfoncés l’un sur l’autre, et deux tire-lignes à régler le papier passés comme des poignards dans sa ceinture rouge » dans le préambule des Kreisleriana de Hoffmann. A travers son jeu, toujours aussi imagé, original, sensible et intelligemment construit, Marie-Ange Nguci nous raconte l’histoire de Kreisler qui est aussi un peu celle de Schumann ; l’histoire de génie, de tourmente, de passion et de folie.
Acclamée par un public emballé, Marie-Ange Nguci offrira quatre magnifiques bis : un extrait du Concerto pour la main gauche en ré majeur de Maurice Ravel, l’Étude n° 6 op. 111 « Toccata d’après le concerto n 5 » et l’Étude n° 4 « Les Cloches de Las Palmas » de Camille Saint-Saëns et le Tombeau sur la mort de Monsieur Blancheroche en do mineur de Johann Jakob Froberger. Une immense pianiste, une conteuse ensorcelante et une soirée magique !
Visuels : © Valentine Chauvin