Ce 27 mai, la grande salle Pierre Boulez affiche complet. Après leur concert à Dresde et avant celui de Toulouse, la violoncelliste Sol Gabetta, l’orchestre de la Sächsische Staatskapelle Dresden et le chef Tugan Sokhiev se retrouvent autour d’un programme titanesque : le Concerto n° 1 pour violoncelle de Chostakovitch et la Symphonie n° 7 de Bruckner.
Le 50ème anniversaire de la mort de Dimitri Chostakovitch le 9 août 1975 est une belle occasion pour revisiter son œuvre. Entre les festivals dédiés, à Leipzig et à Gohrisch, de nombreux artistes et ensembles honorent le compositeur qui a si profondément marqué la musique du XXè siècle. La Staatskapelle Dresden est l’un des plus anciens orchestres du monde (fondé en 1548), mais surtout un ensemble historiquement très lié à Chostakovitch. Son chef principal de 1964 à 1967, Kurt Sanderling, était un familier d’Ievgueni Mravinski, le légendaire chef qui a créé toutes les œuvres majeures de Chostakovitch.
Fidèle au son expressif chostakovitchien, la Staatskapelle, sous la superbe direction de Tugan Sokhiev, nous a livré un Concerto n° 1 angulaire et grinçant, empli d’introspection ironique et de chagrin pudique, privilégiant l’expressivité crûe à la beauté photoshopée de (trop) nombreuses interprétations. Droite et souple comme une ballerine, Sol Gabetta est hiératique dans une robe plissée gris clair qui enveloppe son Matteo Gofriller de 1725.
Sa première attaque de quatre notes qui annonce à la fois la signature DSCH de Chostakovitch est à la fois tranchante et urgente. L’intensité et l’émotion avec laquelle elle sollicite les registres extrêmes sont à la hauteur de l’enjeu. Sa complicité avec l’orchestre et le chef est palpable. Quand Sol Gabetta ne joue pas, elle écoute l’orchestre les yeux fermés ; son corps se balance au gré de la musique qui semble l’habiter entièrement.
De son côté, Sokhiev dirige l’orchestre et la soliste avec une gestuelle imagée, comme s’il sculptait la musique en prenant un peu d’argile chez les uns, un peu d’eau chez les autres, un petit caillou par-ci, un bout de verre coloré par-là. Il entraîne ses musiciens autant qu’il se laisse emporter par eux dans ce deuxième mouvement d’un lyrisme bouleversant. Sans pathos, Sol Gabetta projette un son ample et profond qui semble surgir d’une tristesse enfouie et famélique et finit pas se dissoudre dans un bercement incertain aux notes du célesta.
La cadence dédiée au seul soliste, qui constitue le troisième mouvement, est une succession des thèmes apparus dans les deux premiers mouvements et repris ici par le violoncelle seul. Intensément lyrique et diablement virtuose, la cadence sollicite différentes techniques de jeu – archet, pizzicatos, doubles cordes, etc. – et parcourt tous les registres de l’instrument pour aboutir à une partition tellement complexe que Chostakovitch lui-même y a perdu le fil quand il l’a dirigé en 1964. Son ami et biographe Krzystof Meyer rapporte cette observation parlante du compositeur : « Il fallut que Slava Rostropovitch se lève un instant et redonne la direction avec son archet pour que les musiciens s’y retrouvent ».
Sol Gabetta joue cette périlleuse cadence avec feu et âme, tension et tendresse, sans jamais rien lâcher de cette exigence humble et tenace qui caractérise cette grande artiste. Comme les deux mouvements précédents, le finale s’enchaine sans interruption. D’un caractère particulièrement âpre et ironique, ce dernier mouvement moqueur à outrance utilise la mélodie géorgienne Souliko, célèbre pour avoir été la chanson préférée de Staline. Sur le martèlement tyrannique des cordes, le hautbois, la clarinette, le piccolo et la flûte effectuent des sauts d’intervalle, tel un rire narquois et impuissant de colère.
Gabetta, la Staatskapelle et Sokhiev traversent ce finale avec l’instinct, le courage et la foi d’un kayakiste qui s’engage dans une série de rapides infernaux, ses derniers vœux dans une pochette imperméable. Dès les derniers coups de timbales, la salle éclate en applaudissements et bravos. Rappelée sur scène cinq fois, Sol Gabetta nous offrira un bis empli d’une délicatesse toute intérieure : la Suite populaire Espagnole « Nana » pour violoncelle Manuel De Falla.
Dédicacée à l’exalté mécène de Wagner, le roi Louis II de Bavière, la torride Septième symphonie est parfois appelée la « symphonie des trémolos ». Grâce à son magistral deuxième mouvement, elle devient également la plus admirée de toutes les symphonies du compositeur et organiste autrichien. Glorifiée par le régime Nazi pour ses prétendues qualités « germaniques », la musique de Bruckner a été systématiquement diffusée lors des rassemblements du parti à Nuremberg et elle accompagnera les moments clé de l’ascension et de la chute de l’Allemagne nazie. La radio allemande diffuse ainsi l’Adagio de la Septième le 31 janvier 1943, après la défaite à Stalingrad ; et le 1 mai 1945, lors de l’annonce de la mort d’Adolf Hitler.
Anton Bruckner complète la Septième après sa rencontre avec Richard Wagner à Bayreuth en 1882, à l’occasion de la première performance de Parsifal. Les deux compositeurs avaient déjà fait connaissance en 1865, lors de la première de Tristan et Iseult à Munich. La légende dit qu’en le rencontrant pour la première fois, Bruckner se serait jeté aux pieds de Wagner en criant : « Mon maître, je t’adore ! » Bruckner travaille sur l’Adagio lorsqu’il apprend la mort de son idole en février 1883. Immensément peiné par la disparition de Wagner, il insère alors un choral funèbre aux cors, tubas wagnériens et tuba contrebasse juste avant la coda de son deuxième mouvement.
Dès les premières mesures de la Septième, les trémolos chatoyants des violons et des violoncelles évoquent le Rhône à l’aube de Rheingold et introduisent une des idées mélodiques les plus étendues et étoffées dans l’histoire de la musique. Tugan Sokhiev fait le choix d’une interprétation sobre, sans pour autant compromettre le lyrisme wagnérien. Le hautbois et la clarinette introduisent le deuxième thème qui se développe sous le signe de l’Anneau du Nibelung et gonfle lentement dans le premier point culminant de la symphonie, avant de laisser émerger le troisième thème, empli de phrases dansantes insistantes qui évoquent la Pastorale de Beethoven.
L’Adagio s’ouvre avec quatre tubas wagnériens, l’instrument inventé par Adolphe Sax à la demande de Wagner, qui cherchait une couleur entre le cor et le saxhorn pour son Anneau du Nibelung. Bruckner est le premier compositeur à utiliser cet instrument dans une symphonie. Les tubas wagnériens et un tuba contrebasse cisèlent, tel un orgue, le thème infusé de gravité et de désolation. Les violons reprendront ensuite la mélodie que l’on trouve dans le Te Deum que Bruckner écrit dans le même temps. La cymbale et le triangle accompagnent le dernier point culminant, lumineux et plein d’espoir, de l’Adagio.
Le Scherzo et son ambiance pastorale, où le son de la trompette à l’ouverture évoque le chant d’un coq, offre un contraste salutaire à l’intensité de l’Adagio. Le mouvement est pétillant au départ, mais le jeu insistant de trompettes et de cordes apporte un léger malaise. Celui-ci se dissipe dans les dernières mesures pour laisser la place à la flûte, avant de réintroduire une fervente tristesse et un final monumental, exécuté par les formidables cuivres de la Sächsische Staatskapelle. Avec ses bras écartés et son corps ondulant, Sokhiev ressemble à un oiseau qui plane sur cette dense masse sonore, porté par la pulsation rythmique d’une musique grandiose et superbement exécutée.
Pour ce vibrant hommage de Bruckner à Richard Wagner, Tugan Sokhiev crée un son franc, imposant et maîtrisé, que la Sächsische Staatskapelle délivrera avec une impeccable précision, nuance et réserve, loin des réalisations pompeuses, susceptibles de conjurer la vision d’un quelconque Reich millénaire. Le public enthousiaste les remerciera avec une chaleureuse ovation amplement méritée.
Visuel : © Oliver Killig