À la Philharmonie de Paris, le LSO et Barbara Hannigan célèbrent les 70 ans de Simon Rattle avec brio et émotion

Éclat de Pierre Boulez

La soirée s’ouvre avec Éclat, c’est le cas de la dire ! Pierre Boulez a composé cette partition d’environ neuf minutes à l’occasion du 40^e anniversaire de l’inauguration de Los Angeles County Museum of Art en 1965. Éclat signifie à la fois fragment, explosion et réflexion de lumière et comme l’explique Boulez à Célestin Deliège en 1976 : « Tous ces mots ont des significations différentes qui peuvent se référer à la forme de la musique, à son contenu et à son expression poétique. »

Écrit pour un ensemble de 15 musiciens, dispersés sur la scène comme des survivants d’un orchestre emporté par les flots, Éclat contient à la fois de la musique notée et des passages aléatoires au cours desquelles le chef d’orchestre jouit d’une grande liberté interprétative. À partir d’une cadence explosive du piano, le chef construit l’œuvre à partir des sonorités résiduelles qui s’offrent à lui et agit avec son ensemble instrumental comme un seizième musicien.

Dirigeant sans bâton, Simon Rattle joue des instrumentalistes comme un enfant espiègle et créatif imbrique ses legos. Il assemble des éclats sonores dans une lecture fluide et brillante, davantage brahmsienne que bartókienne, qui s’intègre parfaitement dans le reste du programme.

Interludes et Aria de George Benjamin

Les rangs du LSO s’étoffent jusqu’à atteindre des proportions mahlériennes pour Interludes and Aria. Tirée du mémorable opéra Lessons in Love and Violence, l’œuvre assemble des interludes orchestraux et un aria pour soprano. Le troisième opéra de Benjamin, Lessons in Love and Violence, sur un texte de Martin Crimp, est basé sur la dévotion obsessionnelle que le roi Edouard II voue à son amant Piers Gaveston et la négligence – qui finira par lui être fatale – à l’égard de son épouse Isabel.

Le LSO avait fait la commandé à George Benjamin pour marquer les 70 ans de Simon Rattle, né le 19 janvier 1955, son directeur musical entre 2017 et 2023 et désormais son chef émérite. George Benjamin a arrangé les six extraits orchestraux assez brefs (de 1 à 3 minutes), entrecoupés d’un aria central, en une séquence limpide, dynamique et richement orchestrée.

Alternant la tonalité expansive du premier mouvement avec l’atmosphère grave et sombre du deuxième, Benjamin fait monter la tension avec une Toccata rapide et énergique, avant de passer à l’aria « Apportez-moi une tasse de vinaigre », l’apogée de la trame dramatique d’Interludes and Aria. Les trois derniers interludes, qui portent le drame dans l’opéra, sont joués d’abord tutti, puis se transforment en un lent et somptueux chant, avant d’exploser dans un formidable esclandre orchestral.

Quatre jours après la création mondiale d’Interludes and Aria  au Barbican à Londres le 9 janvier 2024, Barbara Hannigan relève ce soir à Paris le défi vocal de l’aria d’Isabel avec le flamboyant sérieux qui la caractérise. Le rôle d’Isabel dans Lessons in Love and Violence avait été écrit pour la soprano canadienne qui l’a créé, avec le LSO, le 10 mai 2018 au Royal Opera House à Londres. Auréolée de sa magnifique chevelure et perchée sur ses talons vertigineux, elle incarne avec sensualité et hauteur la colère d’une reine bafouée.

Devant le compositeur, présent dans la salle, le LSO, Barbara Hannigan et Simon Rattle nous livrent une performance exceptionnelle, tant par l’excellence des solistes, l’énergie de l’orchestre, que par l’émotion et la bienveillance du chef célébrant. Les trois amis, Rattle, Hannigan et Benjamin se retrouvent sur l’estrade pour remercier les spectateurs enthousiastes. Certains n’hésiteront pas à s’approcher du compositeur pendant l’entracte pour lui féliciter. « Je suis très heureux », répond-il gracieusement.

Symphonie n° 4 de Johannes Brahms

Le LSO et Simon Rattle enchainent la deuxième partie du programme avec la Symphonie n° 4 de Brahms. Composée en  1884-1885 et créée le 25 octobre 1885 à Meiningen, la Symphonie n° 4  est le chef-d’œuvre qui clôt en beauté la décennie symphonique de Brahms. Le compositeur aurait appelé sa dernière symphonie la « triste »,  mais ce soir à Paris, la phalange londonienne et Simon Rattle nous en offrent une interprétation exaltée, mettant en relief les rythmes et les gestes dansants des variations contrapuntiques élaborées qui caractérisent l’œuvre.

Sans partition et avec une énergie inépuisable, Rattle braque le projecteur sur chaque pupitre (les altos, par exemple) et sollicite les musiciens individuellement, pour faire ressortir les textures, les couleurs et les émotions de cette œuvre profonde et dense. Le deuxième mouvement, tel le requiem pour un héros, est à la fois primaire et solennel, héritier de Wagner et précurseur de Mahler. Rattle illumine sa beauté triste d’une chaleureuse lumière automnale accentuée par les sonorités feutrées de cors.

Vient ensuite un Allegro giocoso bondissant, turbulent et répétitif, suivi du dernier mouvement – un rare exemple de passacaille symphonique –  d’une intensité à faire dresser les cheveux sur la tête. Brahms y adapte le thème de la chaconne du mouvement final de la cantate de Bach Nah dir, Herr, verlanget mich qui sera répété dans différentes variations trente fois, telle une implacable tragédie, avant d’aboutir à une coda sur un accord mineur fulgurant, les timbales martelant le motif du destin inexorable.

Acclamé par le public comme une star de rock et rappelé plusieurs fois sur scène, Simon Rattle met d’abord en valeur ses musiciens. Telle une bille sur le plateau d’un flipper, la tignasse blanche du chef passe d’un musicien à l’autre pour les remercier, serrer les bras, les enlacer, avant de regagner son pupitre de chef. Avant de nous quitter, Rattle et le LSO nous offrent un bis. Souriant et comblé, Rattle annonce la Danse Hongroise n° 3 en fa majeur de Brahms : « Encore du Brahms, du Brahms heureux, du Brahms hongrois. » Bon anniversaire, maestro !