À la Philharmonie de Paris, Elim Chan et Lucas Debargue dans un tonifiant programme américain

Quiet City d’Aaron Copland

Ce 17 septembre, devant une salle Pierre Boulez presque comble, la cheffe hongkongaise en lice pour devenir la cheffe principale du Los Angeles Philharmonic Orchestra débute le programme de la soirée avec Quiet City d’Aaron Copland. Le compositeur newyorkais écrit Quiet City en 1939, d’abord comme musique de scène pour la pièce de théâtre éponyme d’Irwin Shaw. La partition originale était composée pour trompette, saxophone, clarinette et piano et la musique reflétait le personnage principal de la pièce qui avait abandonné sa judéité et ses aspirations poétiques pour poursuivre le succès matériel. Il anglicise son nom de Mellnikoff en Mellon, se convertit au christianisme, épouse une riche mondaine et devient propriétaire d’un grand magasin. Face à lui, son frère David Melnikoff, pauvre trompettiste de jazz, le ramènera au judaïsme et le sensibilisera aux enjeux sociaux.

La pièce d’Irwin Shaw, de son vrai nom Irwin Gilbert Shamforoff, mise en scène en avril 1939 ne connaitra que deux représentations avant d’être retirée de l’affiche. Victime du maccarthysme, Shaw s’installera à Davos en Suisse où il mourra en 1984. Copland retravaillera alors ses idées musicales pour en créer un arrangement pour cor anglais, trompette et cordes, destiné à être joué indépendamment de la pièce de théâtre. La nouvelle composition a été créée à New York, le 28 janvier 1941 par le chef Daniel Saidenberg et son orchestre Saidenberg Little Symphony. Dans la pièce orchestrale de Copland, la trompette et le cor anglais incarnent chacun des deux frères Mellnikoff. Le succès de cette partition n’a pas faibli depuis 1941, sans doute à cause de l’accessibilité de la musique qui s’inspire autant de la cantillation hébraïque que du jazz.

Elim Chan dirige le petit effectif de cordes et les deux excellents solistes – Frédéric Mellardi à la trompette et Gildas Prado au cor anglais – avec ses mains. Sa silhouette menue, vêtue d’un tutu noir et d’une veste noire corsetée à la mode de 1880/90, qui n’est pas sans rappeler la tenue d’Eva Green dans le rôle de Miss Peregrine, abrite pourtant les muscles du tronc et la force explosive d’une boxeuse. Elim Chan s’est prise de passion pour ce sport après avoir emporté le prestigieux Concours de direction Donatella Flick dont elle reste la seule lauréate depuis la fondation du concours en 1990. « La boxe m’aide à me concentrer », dit-elle à ce sujet. Concentration, ancrage, force, sens du rythme, goût du risque sont clairement les qualités qui placent Chan parmi les chefs les plus recherchés en ce moment.

Concerto pour piano en fa de George Gershwin

Après cette mise-en-bouche de dix minutes, le plateau change pour la pièce maîtresse de la première partie : le Concerto pour piano de Gershwin. L’œuvre a été composée en 1925 à la demande de Walter Damrosch, le chef d’orchestre du New York Symphony Orchestra qui l’a créée au Carnegie Hall le 3 décembre 1925, avec le compositeur au piano. Gershwin, qui se liera plus tard d’amitié avec Maurice Ravel et Alban Berg et recevra des cours de son ami Arnold Schoenberg en composition, harmonie et orchestration, n’avait pas les connaissances nécessaires pour composer un concerto grand format. Il a orchestré son Concerto pour piano en fa – initialement appelé New York Concerto – à l’aide des livres sur la théorie, la forme du concerto et l’orchestration. Il a composé la première œuvre orchestrée par lui-même entre juillet et septembre 1925. Le Concerto pour piano a été très bien reçu par le public malgré l’accueil mitigé de la critique et de ses pairs. Schoenberg a été séduit par la liberté du jeune compositeur, Stravinsky a adoré le Concerto, alors que Prokofiev l’a détesté.

Lucas Debargue rejoint la scène et s’installe au piano avec une anticipation joyeuse d’un interprète qui retrouve une pièce qu’il affectionne. L’orchestre entame l’Allegro animé et dynamique un peu sagement, mais rapidement, un bon équilibre est établi entre le piano et l’orchestre. Jouant sans la partition, Debargue semble s’éclater dans cette musique très bien écrite pour le piano, car il convient de rappeler que Gershwin a fait ses débuts comme pianiste. Porté par la musique inventive, fantaisiste, émotionnelle et virtuose à la fois, Debargue engage toute la palette de ses couleurs. Son jeu est ramassé, précis et pétri d’une joie intense. Vêtu d’un complet bleu clair, chemise blanche sans cravate, Debargue évoque l’image de Chuck, le protagoniste de la Vie de Chuck, quand il pose son cartable de comptable devant la batterie d’une musicienne de rue pour se lancer dans une saisissante séquence de danse. Bondissant de son tabouret, agitant sa tête à la manière de Little Richard, Debargue séduit le public qui l’applaudit chaleureusement dès la fin du premier mouvement.

Elim Chan reprend la main pour l’introduction de l’orchestre dans l’Adagio-Andante con moto et gère à la perfection les entrées des solos de trompette, puis le hautbois, le violon solo invité (Hande Künden) et peu à peu, tous les instruments de l’orchestre, comme si elle cueillait les fleurs du champ pour en faire un éclatant bouquet estival. Après le premier climax, remarquablement développé par Chan, le piano revient avec force. Le passage syncopé est très bien exécuté ; on y retrouve l’esprit américain et un regard latéral créatif sur le jazz. Debargue savoure visiblement chaque instant et Chan l’accompagne avec un hédonisme maitrisé très complémentaire. Le final – Allegro agitato – est bref et explosif. Chan, Debargue et l’Orchestre de Paris terminent ce concerto dans une exubérance contagieuse qui se prolonge par des applaudissements nourris.

Lucas Debargue nous offrira encore deux bis bien choisis et superbement joués – Trois Préludes et Summertime de Gershwin – pour terminer en beauté cette première partie de la soirée.

Les Danses symphoniques de Sergueï Rachmaninov

Après l’entracte, le programme reprend avec la Fanfare for the Uncommon Woman n° 3 de la compositrice américaine Joan Tower. Cette fanfare de six minutes a été composée à la demande du Carnegie Hall pour la célébration de son centenaire en 1991. Tower y honore Frances Richard, alors directrice du Symphony and Concert Department de l’ASCAP (Société américaine des compositeurs, auteurs et éditeurs). Son effectif de dix cuivres est divisé en deux quintettes, chacun constitué de deux trompettes, un cor, un trombone et un tuba. Il n’y a pas de pupitre de percussions, à la différence de ses Fanfares for the Uncommon Woman n° 1 et n° 2. Elim Chan confronte le plateau presque vide, l’impression renforcée par le placement des dix cuivres au fond de la scène. Elle anime le dialogue entre les solos de cors qui se font écho et gère les rythmes syncopés et les nombreux changements de mesure avec la grâce et l’efficacité d’une escrimeuse alerte et agile.

Vient ensuite le plat de résistance, les Danses symphoniques op. 45a de Rachmaninov.  Composée en 1940 et dédiée au chef d’orchestre Eugene Ormandy et à l’orchestre de Philadelphie, la dernière œuvre de Rachmaninov sera créée le 3 janvier 1941 par ses dédicataires. Le compositeur mourra d’un cancer deux ans plus tard, un mois après sa naturalisation en tant que citoyen américain et quelques jours seulement avant son 70^ème anniversaire. Les Danses symphoniques ont été initialement conçues comme Danses fantastiques avec des titres de mouvements : « Midi », « Crépuscule », et « Minuit », correspondant aux âges de la vie, ce qui laisse croire que l’œuvre représente une sorte de testament musical.

Les Danses symphoniques s’inscrivent pleinement dans le style tardif (américain) du compositeur, influencé par le jazz (l’utilisation d’un saxophone alto), caractérisé par une vivacité rythmique et des harmonies changeantes, mais imprégné aussi par une certaine nostalgie russe. On reconnaît, dans le motif d’ouverture, le thème de la Reine de Chamakha dans l’opéra Le Coq d’Or de Rimski-Korsakov, la seule partition d’un autre compositeur que Rachmaninov qu’aurait emportée de Russie en 1917. L’œuvre se distingue par l’utilisation du saxophone alto comme instrument soliste et comporte plusieurs autocitations, notamment de sa Symphonie n° 1, mais aussi le thème du Dies irae et une citation du motif de la résurrection du neuvième mouvement de ses Vêpres op. 37.

Elim Chan tient cette œuvre de trois mouvements d’une main de fer, gardant le contrôle sur l’architecture, sans se perdre dans les détails ou s’épancher dans le lyrisme. Sa direction maintient la tension narrative du début à la fin, révèle la richesse expressive de la musique et – le plus important – laisse respirer le matériel thématique. Le résultat est un Rachmaninov vigoureux, expressif et limpide, sans grandiloquence, pathos ou lourdeur. Dans le premier mouvement, Non allegro, le solo magnifiquement mélancolique du saxophone alto (Cédric Carceles) est fluide, chantant et empreint d’une nostalgie on ne peut plus russe, et le motif de la marche grotesque est ponctué par le hautbois et la clarinette qui développent la mélodie exposée par le saxophone.

Dans le deuxième mouvement, Andante con moto, Rachmaninov adopte un tempo de valse pour créer l’esprit élégiaque auquel s’opposent les cuivres sombres avec sourdines. Elim Chan laisse le thème de la valse se développer organiquement, d’une quasi-léthargie à une agitation extrême. D’abord exposé par le cor anglais, le thème de la valse – qui fait écho à la Valse de Ravel – s’étend aux cordes avant de voir sa structure rythmique s’effondrer, tel un chandelier dans un palais abandonné et plongé dans l’obscurité, dans la reprise et dans la coda. Le finale, Lento assai – Allegro vivace, est une somptueuse page de musique, basée sur le motif de Dies irae, mais aussi sur une mélodie de « Béni sois-tu Seigneur », empruntée au répertoire liturgique orthodoxe. À la fin de la pièce, les deux thèmes religieux – Jour de colère (Dies irae) et Alléluia – se dressent l’un contre l’autre dans un ultime combat entre la vie et la mort, les percussions et le tutti déferlant telle une grande âme tourmentée qui nous quitte. Une explosion d’applaudissements remercie cette remarquable cheffe qu’on a hâte de revoir.