À la Philharmonie de Paris, Daniel Harding dirige le premier acte de « La Walkyrie »

Prélude de la Khovantchina de Modest Moussorgski : le calme avant la tempête

Ce 25 septembre, la Salle Pierre Boulez est presque comble pour la deuxième soirée du ravissant programme aux accents nordiques qui s’ouvre avec le Prélude de Khovantchina de Modest Moussorgski, d’une durée d’exécution de cinq minutes.

Moussorgski compose son dernier opéra, Khovantchina, entre 1872 et 1880. Avec un indéniable sens dramatique, il condense les sept années de lutte entre l’ancienne et la nouvelle Russie entre 1682 et 1689, le clivage fondateur qui oppose les slavophiles et les occidentalistes en Russie du XVIIe siècle et qui traverse l’histoire russe jusqu’à nos jours. La Khovantchina est le nom donné à la révolte du Prince Ivan Khovanski, des vieux-croyants et des régiments de streltsy de Moscou contre la régente Sophia Alexeïevna et les deux jeunes tsars Pierre le Grand et Ivan V, qui tentaient d’instaurer des réformes occidentales en Russie. Sophia est d’abord chassée de Moscou, mais à l’aide du boyard Chaklovity, elle revient, écrase l’insurrection, fait exécuter Khovanski et contraint le Prince Vassili Galitsine à l’exil. Dans le récit de Moussorgski, les vieux-croyants s’immolent collectivement, plutôt que de se rendre aux troupes du Tsar qui arrivent.

Au moment de son décès en 1881, alors qu’il n’a que 42 ans, Modest Moussorgski laisse derrière lui le livret de son opéra en cinq actes et la partition presque terminée pour le piano. Toutefois, l’orchestration de Khovantchina étant pratiquement inexistante, plusieurs compositeurs s’attèlent à la tâche : Nikolaï Rimski-Korsakov entre 1881 et 1882, Igor Stravinski et Maurice Ravel en 1913 et finalement, Chostakovitch en 1958. Considérée la plus fidèle à la musique et à l’intention de Moussorgski, la version de Chostakovitch est la plus souvent jouée. L’Orchestre de Paris sous la baguette de son ancien directeur musical (2016-2019), le chef britannique Daniel Harding, interprète l’ouverture de Khovantchina – sous-titrée « Lever du jour sur la Moskva » – avec une légèreté transparente et pleine de cet espoir acharné qui précède tant de drames à venir. Le thème mélodieux et lumineux du Prélude est accentué par les remarquables solos des flûtes, de la clarinette et du nouveau cor solo Gabriel Dambricourt et s’éteint dans un délicat pianissimo final.

Tapiola op. 112 de Jean Sibelius : la dernière œuvre maîtresse avant le « silence de Järvenpää »

Sibelius écrit Tapiola, son dernier poème symphonique et sa dernière composition majeure, en 1926, à la demande de Walter Damrosch, chef d’orchestre du New York Symphony Orchestra. Il travaillera sur la pièce à Rome et sur l’île de Capri, avant de revenir au village de Järvenpää, près de Helsinki, où il vit avec sa femme Aino et leurs six filles. En 1904, il y avait fait construire Ainola, un grand chalet en bois au milieu des pins, signé Lars Sonck et converti en musée Sibelius en 1974. Le compositeur y passera les trente prochaines années, jusqu’à sa mort en 1957, dans un silence artistique, ponctué uniquement par quelques compositions d’inspiration maçonnique et une tentative avortée de composer une huitième symphonie.

Œuvre puissante et ténébreuse, Tapiola évoque le royaume de Tapio, l’esprit de la forêt dans la mythologie finlandaise, qui apparaît dans l’épopée nationale : le Kalevala. Dans le quatrain publié en exergue de Tapiola, Sibelius révèle son inspiration : « Là s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres / Mystérieuses en leurs songes farouches / Elles abritent la grande divinité des bois / Les Sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres ». Tapiola est une œuvre monothématique, presque aussi longue que sa Septième symphonie, et écrite d’un seul mouvement qui fait penser à un monologue intérieur. Construite souplement et sans démarcations claires, autour de cinq ensembles rythmiques qui portent l’unique leitmotiv, Tapiola, à l’instar de La Mer de Debussy, évoque les forces implacables de la nature.

L’Orchestre symphonique de Paris et Daniel Harding interprètent cette composition déconcertante avec une ampleur plus chaleureuse que d’habitude. Certes, la lecture reste fidèle aux harmonies perturbantes et amères de l’œuvre. Les passages de cordes qui partent dans des directions opposées, montant et descendant d’une octave à la fois, suivis par des éclats des flûtes et des piccolos qui font penser aux lucioles qui se mettent soudainement à scintiller dans une dense forêt septentrionale. Harding dessine la magie de la vie intérieure d’une nature imposante et potentiellement destructrice, habitée par des esprits de la forêt dans le scherzo dansant qui évoque une intense vie invisible. Un bourdonnement frénétique de cordes se développe dans un puissant crescendo de cuivres jusqu’au fortississimo, sans pour autant atteindre la déflagration dévastatrice qui justifierait la tristesse des incantations qui suivent. Sibelius finit Tapiola sur un accord de Si majeur long et poignant, merveilleusement déployé et resté en suspens, sans résolution ni consolation.

Le premier acte de La Walkyrie : une belle distribution d’interprètes wagnériens

Après l’entracte, l’orchestre s’est considérablement renforcé pour ce premier acte de La Walkyrie : 16 premiers et 16 deuxièmes violons, huit cors, quatre tubas et quatre harpes. Harding engage l’Orchestre de Paris dans une interprétation rapide, tonique et épurée qui donne à cette première « journée » de L’Anneau du Nibelung une qualité tendue et colorée, telle un vitrail illuminé par une lumière d’été. Le chef britannique insuffle ainsi dans ce premier acte une légèreté qui le relie aux deux œuvres précédentes par un flux continu, cohérent et moderne. L’orchestre accompagne les solistes sur scène par une expression musicale imagée, presque cinématographique, et les chanteurs font preuve à leur tour d’une captivante présence scénique.

La Walkyrie, composée entre 1854 et 1856, débute avec une scène de tempête. Siegmund (Jamez McCorkle) fuit ses poursuivants et se réfugie, exténué et désarmé, chez Sieglinde (Miina-Liisa Värelä), femme de Hunding (Stephen Milling). Interrogé sur son identité, Siegmund se fait appeler Fils-de-Loup « car un loup fut mon père » avant de poursuivre. « J’avais une sœur jumelle qui disparut, enlevée par les ennemis de ma race ». Hunding reconnaît en lui l’ennemi et le convoque en duel le lendemain. Seul, Siegmund se rappelle que son père, autrefois, lui avait promis une arme à l’heure du plus grave danger. Une fois Hunding endormi, Sieglinde revient et raconte à l’étranger l’histoire d’un homme mystérieux qui, le jour de ses tristes noces avec Hunding, avait planté une épée dans le tronc du frêne dont nul n’a jamais parvenu à l’arracher. Dans un élan passionnel, l’étranger et la femme de Hunding s’étreignent et se reconnaissent comme frère et sœur ; la sœur disparue qui deviendra son épouse.

Jamez McCorkle, qui a fait sa prise de rôle à Santa Fe cet été, est convaincant dans le rôle du jumeau amoureux. Flanqué des deux voix énormes – celle de la soprano dramatique finlandaise Miina-Liisa Värelä et celle de la basse danoise Stephen Milling – le timbre de McCorkle paraît un peu léger, mais le ténor américain démontre toutefois une puissance toute wagnérienne dans ses « Wälse » soutenus. Miina-Liisa Värelä est l’une des sopranos wagnériennes les plus en vue en ce moment : elle a chanté Isolde, Brünhilde, Ortrud, Siegelinde et Senta ces dernières saisons. Avec sa voix étoffée et sa projection prodigieuse, elle incarne avec plus de conviction la conquérante fille de Wotan que l’épouse soumise de Hunding, ce qui ne l’empêche pas de nous séduire avec son jeu économe et efficace. La basse de Stephen Milling est une force de la nature : rien ne semble résister à cette voix imposante et riche de gravité dramatique qui – tout comme son personnage qu’il incarne vigoureusement – balaye tout sur son passage.

Daniel Harding veille à l’homogénéité et à l’expressivité du son et assure un bon équilibre entre l’orchestre, les trois voix d’une puissance un peu inégale et les solistes, l’un plus brillant que l’autre : le basson, la petite harmonie, les cors et le premier violon invité Mohamed Hiber. Le premier violoncelle, Stéphanie Huang, est particulièrement émouvante lorsqu’elle narre les pensées les plus secrètes des protagonistes sur scène. Après le Ring sans paroles en mars dernier, l’Orchestre de Paris a démontré une fois de plus, qu’il a l’éloquence, l’étoffe et la profondeur pour nous livrer l’intensité de l’émotion wagnérienne. Les applaudissements appuyés acclament les musiciens que l’on espère revoir prochainement.