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A la Philharmonie de Paris, Aziz Shokhakimov brille de tous les feux dans un programme hétéroclite et original

par Hannah Starman
19.10.2024

Ce mercredi 16 octobre, Aziz Shokhakimov remplace, au pied levé, Petr Popelka, souffrant, dans un programme réunissant La Sorcière de midi d’Antonin Dvorak, la création française des Chants de l’aube de Thierry Escaich et la Symphonie n° 5 de Dmitri Chostakovitch.

La Sorcière de midi, op. 108 d’Antonin Dvorak

 

Aziz Shokhakimov rejoint la scène d’un pas vif, salue l’orchestre, la salle Pierre Boulez pleine à craquer et lance un sourire radieux au compositeur Thierry Escaich, assis dans le public. Il monte sur le pupitre et ouvre le concert avec La Sorcière de midi de Dvorak.  Le compositeur tchèque écrit ce poème symphonique d’une durée d’exécution de 14 minutes en 1896. Cette partition peu connue en France s’inspire de l’imaginaire noir du folklore bohémien, selon lequel les esprits malins rôdent à minuit comme à midi et exercent leur pouvoir démoniaque à l’encontre des humains.

 

La Sorcière de midi s’ouvre avec une paisible scène de félicité domestique : l’enfant joue pendant que sa mère prépare le repas du midi. L’ambiance se dégrade rapidement, l’enfant se met à hurler et sa mère le menace d’appeler la sorcière de midi.  « Fée du midi, viens et prends-le, Viens emporter ce coléreux », lit-on dans le texte de Karel Jaromir Erben. La sorcière apparaît sur le fond d’une sombre et menaçante clarinette basse et réclame l’enfant. La mère, tétanisée, cherche en vain à protéger son enfant. Le combat entre les deux personnages s’ensuit sur le thème martial de trompettes et de trombones. La sorcière saisit l’enfant et la mère s’effondre. Midi sonne. Le père arrive, découvre sa femme inconsciente et son enfant mort.

 

Avec un geste dynamique, Aziz Shokhakimov relève les contrastes rythmiques de l’œuvre et sature la couleur de différents pupitres pour accentuer encore l’expressivité de ce conte macabre et fantastique.

 

Les Chants de l’aube – Concerto pour violoncelle n° 2 de Thierry Escaich

 

Après cette ensorcelante mise en bouche, nous assistons à la création française des Chants de l’aube de Thierry Escaich par son ami et dédicataire de l’œuvre, le violoncelliste Gautier Capuçon. Créé en mars 2023 au Gewandhaus de Leipzig sous la direction d’Andris Nelsons, puis rejoué à Salzbourg, Boston et New York, le Concerto pour violoncelle n° 2 est « un très, très grand concerto pour violoncelle », comme l’annonce avec enthousiasme Gautier Capuçon sur Radio Classique.

 

Sachant qu’Aziz Shokhakimov n’a appris qu’il allait remplacer Petr Popelka que quelques jours avant le concert, nous apprécions la souplesse du jeune chef d’orchestre qui a su s’approprier la partition complexe avec intelligence, sans oublier de la marquer de son empreinte personnelle. Dans la présentation de l’œuvre sur Radio Classique, Thierry Escaich évoque les inspirations de l’œuvre : le romantisme un peu crépusculaire de Schumann, le recueil de poèmes Les Rayons et les Ombres de Victor Hugo, le contraste entre les ténèbres et la lumière et « le parcours vers la lumière ».

 

Mais avant l’explosion de lumière dans le final, le soliste et l’orchestre embarquent le spectateur dans un voyage au travers des couleurs, des rythmes et des registres aussi variés qu’étranges. Le premier thème, porté par le violoncelle, fait penser à Bach, mais rapidement une strate sonore lumineuse se dégage dans les aiguës, ainsi qu’une troisième, sombre, qui vient se greffer dans le registre grave des vents « dans une sorte de diffraction que l’auteur compare à celle de la lumière traversant un vitrail ». Le violoncelle introduit de nouveaux éléments rythmiques et mélodiques avec l’aide des percussions.

 

Dans le deuxième mouvement, Le Rivage des chants, Escaich fusionne les rythmes africains, le chant grégorien et le jazz pour évoquer le flux d’un fleuve qui progresse, gagnant en puissance et en intensité jusqu’à ce que la cadence revigorante du violoncelle marque la transition vers le final. Danses de l’aube ouvre avec solo de violoncelle calme et serein, qui se verra interrompu par une intrusion de l’orchestre vers une danse rituelle et obstinée, évoquant la levée du soleil, qui s’achève par un éclat de lumière.

 

Dans ce concerto qui, tel un tableau de William Turner, peint toutes les nuances du jaune, entre le noir profond et le blanc aveuglant, Escaich utilise toute la tessiture du violoncelle qui est tantôt immergé dans l’orchestre, tantôt seul ou en dialogue avec l’orchestre, la harpe et le premier violoncelle. Gautier Capuçon et Aziz Shokhakimov apportent chacun sa personnalité et sa sensibilité pour créer une fusion de couleurs qui enchante le public et le compositeur qui monte sur scène pour remercier chaleureusement ses interprètes.

 

Symphonie N° 5 de Dmitri Chostakovitch

 

Après l’entracte, le programme continue avec la Cinquième symphonie de Chostakovitch, la symphonie la plus jouée et la plus enregistrée de Chostakovitch. Écrite en trois mois à l’occasion du 20e anniversaire de la Révolution de 1917 et créée le 21 novembre 1937 à Leningrad sous la baguette d’Evgeni Mravinski, la Symphonie n° 5 est l’œuvre pourtant la plus amèrement ambiguë de Chostakovitch.

 

Après la condamnation féroce de Lady Macbeth de Mtsensk par Joseph Staline en janvier 1936, le compositeur devient un « ennemi du peuple » et son œuvre est interdite dans toute l’Union soviétique. Au printemps 1937, Chostakovitch est convoqué pour un interrogatoire. On lui demande d’accuser son ami et protecteur, le maréchal Michail Toukhatchevski, de complot dans le but d’assassiner Staline. Au défilé du 1er mai 1937, Toukhatchevski est encore au côté de Staline sur la Place Rouge. Arrêté trois semaines plus tard, il sera exécuté le 12 juin 1937. Entre juin 1937 et juillet 1938, Staline fera éliminer tout le commandement de l’Armée rouge et plus de 75 000 officiers. Chostakovitch se croit un homme mort. Il passe ses nuits devant l’ascenseur, une mallette contenant son pyjama contre sa jambe, à fumer et attendre que l’on vienne le chercher.

 

C’est en ce même printemps 1937 que Chostakovitch écrira sa Cinquième symphonie. Dans un article intitulé « Ma réponse d’artiste, » publié le 25 janvier 1938 dans le journal Vetcherniaia Moskva, il déclarera que la Cinquième est  « la réponse concrète et créative d’un artiste soviétique à une critique justifiée » et s’expliquera : « Dans ma Cinquième symphonie, je me suis efforcé à ce que l’auditeur soviétique ressente dans ma musique un effort en direction de l’intelligibilité et de la simplicité ». Cet acte de contrition lui fera regagner les faveurs officielles et permettra à sa musique de revenir sur scène.

 

Acclamée par le pouvoir soviétique et utilisée comme outil de propagande, la Cinquième est pourtant loin d’être repentante. « C’est un cri de rébellion, avec des premières mesures empreintes de colère et une conclusion à peine plus optimiste », résume à son propos la musicologue Betsy Schwarm, tandis qu’André Lischke décrit la Cinquième comme « une œuvre autobiographique que traverse le drame vécu et surmonté par le compositeur, et qui se conclut par le cri final de victoire ou de défi ». La Cinquième est pétrie de tensions mortifiantes entre la nécessité de protéger les siens et la volonté de préserver sa dignité, entre l’héroïsme auquel on aspire et la lâcheté qui nous plombe, entre la rage et la soumission, entre la peur et la rébellion et avant tout, entre le premier et le deuxième degré.

 

Aziz Shokhakimov, le précoce chef ouzbek au parcours fulgurant, a dirigé la Cinquième depuis son adolescence. Il en livre une lecture singulière, qui – comme dans un prolongement du Deuxième concerto d’Escaich – évoque, elle aussi,, le combat entre l’ombre et la lumière. Le choix de Shokhakimov de privilégier la cohérence programmatique lisse quelques angles et gomme une partie de la terrible vérité que Chostakovitch a cachée entre les lignes au péril de sa vie, mais son interprétation reste tendue et rassemblée, haute en couleur et étonnamment fraîche.

Visuel : © Mathias Benguigui