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À la Maison de Radio France, Kirill Gerstein fabuleux dans l’épique Concerto pour piano de Busoni

par Hannah Starman
12.10.2024

Ce 10 octobre. à la Maison de Radio France, Kirill Gerstein entame sa tournée européenne pour marquer le centenaire de la disparition du pianiste et compositeur italien, Ferrucio Busoni. Kirill Gerstein et l’Orchestre national de France, dirigé par Sakari Oramo offrent au public parisien une performance d’anthologie de cette œuvre étrange et extravagante.

 « Le James Joyce du piano »

Le Concerto pour piano de Ferrucio Busoni est rarement joué. Et pour cause ! Ce Concerto est le plus long du répertoire :  ses cinq mouvements exigent un temps d’exécution de 70 min. Il requiert également des effectifs importants : un soliste, un orchestre symphonique et un chœur d’hommes. Seuls quelques formidables pianistes, possédant la technique et l’endurance nécessaire, se sont attaqués à ce monument brillant et unique, à l’image de son auteur.

 

Ferruccio Busoni naît le 1er avril 1866 à Empoli, près de Florence. Il grandit à Trieste, dans une famille de musiciens : sa mère est pianiste et son père est clarinettiste. Busoni est un enfant prodige :  il donne son premier concert à sept ans. À neuf ans, il entre au Conservatoire, à Vienne, où il rencontre Franz Liszt, Johannes Brahms et Anton Rubinstein. Il étudie alors le piano avec Julius Epstein en même temps qu’avec Gustav Mahler.  Il entame des études de composition à Graz et à Leipzig où il approfondit son lien avec Mahler et rencontre le violoniste russe Adolph Brodsky.

 

Par la suite, la relation avec Mahler sera particulièrement étroite lors de leur séjour à New York en 1910-1911. Ils y étaient amis et voisins sur la Cinquième Avenue. Le 21 février 1911, quelques semaines seulement avant sa mort à Vienne, Mahler dirigera le dernier concert de sa vie : la création mondiale de la Berceuse élégiaque de Busoni au Carnegie Hall. Après le décès de Mahler le 18 mai 1911, Alma Mahler choisit Busoni comme l’un des trois trustees de la Fondation Mahler pour musiciens en difficulté.

 

Après sa formation à Leipzig, Busoni occupe plusieurs postes d’enseignant, le premier en 1888 à Helsinki où il se lie d’amitié à Jean Sibelius et fait connaissance de sa future épouse, Gerda Sjöstrand, excellente pianiste et fille du sculpteur suédois Carl Eneas Sjöstrand. En 1890, Busoni remporte le Prix de composition Anton Rubinstein et se fait proposer un poste d’enseignant à Moscou. Busoni y épousera Gerda Sjöstrand, contre la farouche résistance de sa mère juive, Anna Busoni, née Weiss.

 

Le couple part ensuite aux États-Unis, où Busoni enseigne au New England conservatory à Boston et où leur premier fils Benvenuto naît en 1892. Le deuxième, Rafaello, verra le jour  en 1900 à Berlin, où les Busoni élisent domicile en 1894. Busoni y compose, transcrit et arrange des œuvres de Bach et Liszt, donne des concerts, publie des essaies théoriques visionnaires sur la musique électroacoustique et microtonale (réunis dans Esquisse d’une nouvelle esthétique musicale et autres écrits), se passionne pour les chants grégoriens et le folklore des Indiens d’Amérique et défend le travail de Béla Bartók, Edgard Varèse et Arnold Schoenberg.

 

Pendant la Première Guerre mondiale, il s’exile en Suisse où il rencontre Joyce et Lénine. Il  refuse de se produire dans des pays belligérants et il revient à Berlin, en 1920, comme professeur de composition à l’Akademie der Künste. Kurt Weill, Edgar Varèse et Paul Hindemith comptent parmi ses élèves. Il meurt à 58 ans à Berlin d’une insuffisance rénale. À cette occasion, Kurt Weill écrira : « Nous n’avons pas perdu un être humain, mais une valeur. »

Un concerto éclectique et monumental

Dans l’œuvre de Busoni, son Concerto pour piano et orchestre occupe une place centrale. Autobiographie musicale d’un compositeur et pianiste hors norme, le Concerto réunit en une seule partition Dada et Rossini, Nietzsche et Allah, le drame, la danse et la magie. Il rappelle le double héritage italien et allemand de Busoni et incarne son audace de compositeur, sa virtuosité de pianiste et son autodérision de philosophe. Alex Ross le résume si bien dans The New Yorker (9 janv. 2012): « C’est une musique profondément drôle et vaguement effrayante, une danse nietzschéenne au bord d’une falaise. »

 

Conçu en cinq mouvements sans pause, le Concerto suit une architecture précise que Ross appelle « un remarquable exploit de chaos maîtrisé. » Comme l’explique l’illustration de Busoni dans l’introduction à la partition imprimée,  les premier, troisième et cinquième mouvements sont des édifices d’inspiration allemande : un temple grec, une pyramide égyptienne et une mosquée. Alors que les plus vifs deuxième (scherzo) et le quatrième (tarentelle) mouvements représentent l’influence italienne : des cyprès, des oiseaux exotiques, et le Vésuve en éruption.

 

Pour ne rien gâcher, dans le finale, Busoni convoque un chœur d’hommes pour chanter un extrait traduit en allemand de l’hymne à Allah d’Aladin ou la lampe merveilleuse (1805) du poète danois Adam Oehlenschläger. Ce dernier a fait une traduction prima vista à Goethe pour obtenir son avis, mais Busoni a préféré la version originale, dans laquelle les rochers de la grotte où Aladin ramène sa lampe louent Allah dans un allemand approximatif et pétri d’erreurs grammaticales. Ross soupçonne (à raison) Busoni « de se moquer du concerto romantique de bravoure tel qu’il est apparu à la fin du XIXe siècle et, plus largement, de faire la satire de l’appareil gargantuesque et post-wagnérien de la musique de son époque. »

 

Car pour couronner tout, le Concerto est d’une extrême difficulté. Pour l’illustrer, le pianiste Igor Levit plaisante : « C’est une pièce qui vous permettra d’élargir votre répertoire de jurons. » Par exemple, dans le long passage extrêmement difficile du deuxième mouvement où les mains partent dans tous les sens dans des sauts vertigineux et asymétriques ; ou encore dans la tarentelle où le piano réalise des accords gigantesques à gauche et à droite avec les deux mains qui se rapprochent. Et cerise sur le gâteau : le public entend à peine ces acrobaties pianistiques, parce que le compositeur a prévu une orchestration qui fait fondre le piano dans la masse et couvre les efforts surhumains du pianiste.

 

Mais on attend en vain une expression de souffrance ou d’envie de jurer sur le visage de Kirill Gerstein. Au contraire. Ses traits sont composés dans une expression de béatitude achevée. Tandis que les musiciens plient les fronts de concentration, Gerstein, souriant, joue sans partition, ses mains dansent sur le clavier comme une assemblée de derviches tourneurs et ses lèvres bougent comme s’il chantonnait à sa bien-aimée, en jouant quelques accords de jazz au coin du feu. Gerstein est, tout à la fois, puissant, tendre, rêveur, ironique et léger. Le pianiste russo-américain est tellement habité par cette musique (« Busoni m’obsède depuis que j’ai dix ans » dit-il) que l’on a l’impression d’assister à une interprétation de Busoni lui-même.

 

Le célèbre chef finlandais Sakari Oramo dirige l’Orchestre national avec la même joie. Sous sa baguette, les mouvements vifs, notamment All’ Italiana, ont des couleurs vives et des formes angulaires, presque chostakovitchiennes, et c’est un vrai régal ! Le Concerto de Gerstein et Oramo est audacieux, incisif, merveilleusement détaillé, riche en couleurs, et pétri d’une énergie grisante et revigorante.

 

La réception du Concerto a été mitigée lors de sa création le 10 novembre 1904 à Berlin par Busoni au piano et Karl Muck à la direction de l’Orchestre Philarmonique de Berlin. 120 ans plus tard, les temps ont changé. Le soliste et le chef, avec le concours d’un Orchestre national et le Chœur de Radio France en pleine forme, ont entrainé le public dans cette aventure rocambolesque qu’est le Concerto pour piano de Busoni avec une exaltation contagieuse. Les applaudissements appuyés et la queue devant le stand de disques en témoignaient. Kirill Gerstein et le chef Sakari Oramo ont enregistré une version live du Concerto de Busoni avec le  Boston Symphony Orchestra en 2019. Une bonne nouvelle pour ceux qui n’ont pas pu assister au concert !

Visuel : © Marco Borggreve