Ce vendredi 18 octobre, devant un Auditorium plein comme un œuf, Sol Gabetta captive le public avec un intense Concerto pour violoncelle d’Edward Elgar. Dans la deuxième partie, l’Orchestre de Radio France sous la direction de Mikko Franck nous livre une expressive Symphonie en ré mineur de César Franck.
La violoniste Hilary Hahn, souffrante d’un double nerf pincé, ne pouvant pas assurer la tournée avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, c’est la violoncelliste argentine Sol Gabetta qui la remplace à Paris, Baden-Baden, Berlin, Budapest, Luxemburg et Anvers. Sol Gabetta, artiste en résidence à Radio France en 2021-22, retrouve l’Orchestre de Radio France et son chef Mikko Franck, avec qui elle a déjà interprété en août le Concerto pour violoncelle de Lalo dans le cadre d’une tournée au Pays basque et en Espagne.
La soirée débute avec l’ouverture de Béatrice et Bénédict de Hector Berlioz, un opéra-comique librement inspiré de la pièce de William Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien et écrit en 1862 dans la filiation de Haydn et de Rossini. Une pièce joyeuse et légère qui met tout le monde dans la bonne humeur. Assis devant sa partition, Mikko Franck dirige son orchestre avec la générosité, la confiance et le respect que l’on réserve aux amis chers. Il n’y a pas de doute que Sol Gabetta en fait partie. Franck et ses musiciens l’accueillent sur scène affectueusement et le public se joint à eux avec des applaudissements appuyés.
Le Concerto pour le violoncelle d’Edward Elgar est une œuvre que Sol Gabetta connaît bien pour l’avoir beaucoup jouée et enregistrée deux fois : en 2010 avec l’Orchestre national danois et en 2016 avec ls Berliner Philharmoniker. Le compositeur britannique a écrit son Concerto pour violoncelle à l’issue de la Première Guerre mondiale, durant l’été 1919. La première en a été donnée le 27 octobre de la même année par Felix Salmond, avec l’Orchestre symphonique de Londres au Queen’s Hall sous la direction du compositeur lui-même.
S’écartant des grands concertos romantiques brillants et lyriques, Elgar compose une œuvre contemplative, élégiaque et impétueuse, sans pompe ni démonstration de virtuosité. Le Concerto qui a déçu la critique au moment de sa création, est devenu célèbre après avoir été magistralement enregistré par Jacqueline du Pré en 1960. Il est désormais considéré comme l’un des tubes du répertoire pour le violoncelle. La structure complexe de l’œuvre abrite une flamme intérieure, mais offre aussi des éclats ponctuels de pétulance et d’humour. L’ensemble sied bien à la violoncelliste argentine, appréciée autant pour sa personnalité chaleureuse que pour l’incomparable maîtrise de son instrument.
Le Concerto ouvre avec un récitatif pour violoncelle solo que Sol Gabetta attaque avec une fougue douce et affirmée. Le dialogue entre le violoncelle, les clarinettes et les bassons est particulièrement limpide et expressif. Sol Gabetta balance son corps avec la musique lorsque les altos introduisent le thème principal du Moderato, qu’elle reprend à son tour sous le regard complice de Mikko Franck. L’orchestre et son directeur musical accompagnent Sol Gabetta avec attention et empressement, enveloppant ses solos comme une mère aimante qui recouvre douillettement son enfant dans une couverture en laine mérinos.
À son tour, Sol Gabetta aborde le bref adagio nostalgique et douloureux avec une agilité empreinte de tendresse apaisante, toujours en communication fluide avec le chef, le premier violon Nathan Mierdl et le premier violoncelle Eric Levionnois. Dans le second mouvement et dans le finale, elle glisse aisément entre les passages délicats et ceux, drôles et animés, où elle se fait une joie en nous entraînant dans une grisante course-poursuite digne de Tom et Jerry. Acclamée par un public enthousiaste, Sol Gabetta nous offrira un élégant et virtuose bis : le « Flamenco » de la Suite Espagnole nº 1 de Rogelio Huguet I Tagell.
Si aujourd’hui l’unique symphonie de César Franck, le compositeur et organiste belge, naturalisé français en 1870, est considérée comme une œuvre remarquable et radicale, les contemporains lui ont réservé un accueil féroce. Franck y tente une ambitieuse synthèse entre les traditions musicales française (la structure cyclique) et allemande (la forme symphonique romantique) à une époque où le rapprochement franco-allemand politique ou artistique n’avait guère la côte. La guerre franco-prussienne de 1870-71 n’avait pas seulement amputé la France vaincue de l’Alsace-Moselle, mais elle a également provoqué, en 1886, une scission au sein de la Société nationale de musique entre ceux qui, à l’instar de Saint-Saëns, rejetaient la « musique étrangère » et ceux qui défendait la musique d’outre-Rhin, notamment César Franck et ses élèves.
La création en 1889 de la Symphonie en ré mineur, composée entre 1886 et 1888, s’est faite dans un climat délétère. Le chef d’orchestre principal Charles Lamoureux avait refusé de l’exécuter et Franck avait dû recourir à l’orchestre du Conservatoire de Paris. Obligés de jouer les œuvres des enseignants, les musiciens s’étaient montrés peu coopératifs. Pendant les répétitions, le directeur du conservatoire Ambroise Thomas vitupérait contre l’utilisation du cor anglais dans le deuxième mouvement. Les critiques ont été violentes. Charles Gounod décriait « une incompétence poussée aux longueurs dogmatiques » et Maurice Ravel a attaqué l’orchestration « lourde » de la symphonie. Même la très conservatrice Madame César Franck se serait insurgée contre sa sensualité et sa passion moralement compromettantes.
L’une des symphonies françaises les plus emblématiques du XIXe siècle ouvre avec un hommage au Quatuor à cordes nº 16 de Beethoven. L’introduction lente et d’une intensité sombre évolue vers une lumière pétrie de puissance et de grandeur héroïque. Conçue en quatre mouvements, la symphonie présente la particularité de réunir, dans le deuxième mouvement, le mouvement lent et le scherzo avec une alternance de tempos. Ce mouvement central débute par un languissant solo de cor anglais (superbement exécuté par Stéphane Suchanek), soutenu par des pizzicati des cordes et des harpes. La mélodie robuste qui introduit le finale ouvre les vannes à une exaltation débridée qui irrigue la vaste récapitulation des thèmes des mouvements précédents. La structure cyclique qui se termine en étourdissante apothéose donne à la symphonie une puissante marque d’unité et de cohérence.
Mikko Franck construit le discours de son homonyme avec soin d’équilibre, attention au détail et un goût certain pour la couleur. Assis sur une chaise, sauf quand une amplification ou une accélération nécessite l’implication de son corps entier, Mikko Franck dirige son orchestre dans un esprit de dialogue entre les passionnés, sans oublier le public vers lequel il se tourne plus d’une fois d’un geste invitant. Les applaudissements éclatent dans un même prolongement de la joie et de l’énergie qui émanait du plateau depuis le début de la soirée. Pour ce premier concert de la tournée européenne, Mikko Franck, Sol Gabetta et l’Orchestre de Radio France nous ont offert une expérience musicale et humaine inoubliable.
Visuel : © Marco Borggreve