Ce 24 mai, la violoniste Patricia Kopatchinskaja imagine le poignant Concerto « À la mémoire d’un ange » de Berg s’enchainant directement à partir d’une chanson carinthienne, l’ensemble encadré par D’un matin de printemps de Lili Boulanger et le Choral « Es ist genug » de Bach. Dans la deuxième partie, la Symphonie n° 7 de Haydn et Mort et Transfiguration de Richard Strauss, complètent cette réflexion sur la mort et l’au-delà.
L’Auditorium de la Maison de la Radio est plein comme un œuf pour cet évènement empli de promesse, tant la présence magnétique et les interprétations non-conformistes de la violoniste austro-suisse d’origine moldave attirent le public friand de spectacle. Artiste versatile, prolifique, audacieuse et authentique, Kopatchinskaja touche à tout et irrigue tout ce qu’elle touche par son esprit vif et désopilant. Violoniste et compositrice, elle s’intéresse à la musique avant-gardiste et contemporaine, revisite des répertoires marginaux ou inconnus et s’engage dans de fécondes collaborations artistiques (avec Sol Gabetta, Fazil Say et Polina Leschenko).
Née en 1977 à Chisinau en Moldavie dans une famille de musiciens – sa mère est violoniste et son père cymbaliste – Patricia Kopatchinskaja étudie le violon dès l’âge de six ans. Sa professeure de violon, Michaela Schlögl, était une élève du légendaire David Oïstrakh. En 1989, alors qu’elle a 12 ans, la famille Kopatchinski fuit l’Union Soviétique et s’installe en Autriche. Patricia Kopatchinskaja intègre l’Académie de musique et des arts du spectacle de Vienne, où elle étudie le violon et la composition. Elle poursuit ensuite ses études au conservatoire de Berne avec le violoniste slovène Igor Ozim, et s’installe en Suisse.
Les amateurs de Kopatchinskaja dans la salle devront patienter encore quelques minutes avant de retrouver la célèbre violoniste car l’Orchestre Philharmonique de Radio France joue d’abord une ravissante partition pour orchestre D’un Matin de printemps de Lili Boulanger. La sœur cadette de Nadia Boulanger, et la première femme à remporter le grand prix de Rome de composition musicale, Lili Boulanger naît en 1893 dans une famille de musiciens. Son père était le compositeur Ernest Boulanger et sa mère, la princesse Raïssa Ivanovna Mychetskaya, était cantatrice. Lili était une enfant précoce : elle lisait les partitions dès six ans, étudiait le piano, le violon, le violoncelle, la harpe et la composition.
Son destin musical prometteur et admiré par Claude Debussy et Gabriel Fauré a été sapé par la maladie de Crohn, jadis fatale, qui l’emportera en mars 1918. Elle avait 24 ans. Lili Boulanger compose D’un matin de printemps – en 1917 -1918, d’abord pour formation de chambre, ensuite pour orchestre. En 1917, on a tenté sur la jeune femme une appendicectomie de la dernière chance. D’un matin de printemps exprime cet ultime espoir acharné. Mais l’opération a échoué et ce morceau fébrile et rayonnant de vitalité sera aussi sa dernière partition orchestrale.
La cheffe lithuanienne Mirga Gražinztè-Tyla à l’allure de jeune fille – sourire timide, joues roses et petite queue de cheval blonde – dirige l’orchestre avec une gestuelle ferme, économe et précise. Le monde lumineux et éthéré du début D’un matin de printemps se voit brutalement transpercé par une interférence de microphone qui a fait sursauter les spectateurs emportés dans la rêverie. Mais l’intermède qui suit, frais et joyeux sur les trilles des cordes, fait vite oublier cette mésaventure technique. Le mouvement initial est repris avec entrain et la densification orchestrale, qui aboutit sur un glissando de la harpe, révèle une intense souffrance sous-jacente. Celle-ci trouvera son expression dans D’un soir triste, un morceau lent, grave et rempli d’une tristesse infinie.
Alban Berg compose le Concerto pour violon « À la mémoire d’un ange » en 1935 à la demande du violoniste américain Louis Krasner qui voulait un concerto dodécaphonique. Mis à l’écart en Autriche après l’arrivée au pouvoir des Nazis en 1933 pour ses associations avec les musiciens juifs et sa « musique dégénérée », Berg accepte la commande et écrit le Concerto pour violon en quatre mois seulement. Le Concerto et Wozzeck seront les dernières œuvres de Berg, décédé le 24 décembre 1935, fauché par une septicémie. Krasner créera le Concerto pour violon à titre posthume, le 19 avril 1936 à Barcelone. Anton Webern devait la diriger, mais sous le choc du décès de son ami, il laisse la baguette à Hermann Scherchen.
Pendant l’écriture de son concerto, Berg apprend la disparition soudaine de Manon Gropius. La fille d’Alma Mahler et Walter Gropius est morte à 18 ans des suites d’une poliomyélite le lundi de Pâques 1935. Berg avait connu Manon depuis sa naissance et avec son épouse Helene Berg, ils la considéraient comme leur fille. Bouleversé, Alban Berg décide d’adapter le Concerto pour violon et de l’étoffer avec des références à Manon. À la place de la partition cérébrale et virtuose qu’attendait Krasner, Berg compose un requiem expressif et lyrique « à la mémoire d’un ange ». Manon a également inspiré Franz Werfel, son beau-père et troisième mari d’Alma Mahler, qui lui consacrera plusieurs romans, notamment Le Chant de Bernadette.
Le Concerto comporte une première partie qui dessine le portrait de la jeune fille disparue : son enfance, sa grâce, sa douceur, sa beauté et sa joie de vivre. Les personnages apparaissent aussi, chacuns avec leurs propres voix : Alma Mahler, Walter Gropius, et Manon elle-même. L’Andante-Allegretto dansant et lumineux symbolise ainsi la vie, l’espoir et la fraîcheur, alors que l’Allegro-Adagio convoque la souffrance, la maladie, le combat, le renoncement et la mort. La cadence contient des passages virtuoses et agonisants du violon. Berg a fait de l’instrument l’incarnation de sa protagoniste, qui traverse la tension entre les passages dodécaphoniques et l’ambiance de recueillement du XVIIIè siècle comme on passe de la vie au trépas.
Dans les pages de sa partition, Berg évoque Manon, mais aussi sa fille naturelle. Dans le deuxième mouvement, on trouve ainsi une chanson populaire carinthienne A Vegale af’n Zwetschpmbam (« Un oiseau sur le prunier ») qui rappelle la région fréquentée par Manon. La Carinthie est aussi le lieu où le jeune Berg vit sa première histoire d’amour avec une servante de la maison. Une fille, Albine, est née de sa relation et tout jeune père de 17 ans l’a reconnue dans une déclaration conservée à la Bibliothèque nationale d’Autriche. Berg reprend également dans son concerto le choral de Johan Rudolf Ahle Es ist genug (« C’en est assez, Seigneur ») que Bach avait utilisé dans sa cantate O Ewigkeit du Donnerwort (« Ô Éternité, terrible parole ») en 1723.
Kopatchinskaja a eu l’idée d’encadrer le Concerto de ces deux œuvres de façon théâtrale et haute en couleurs. Pieds nus, comme à son habitude, elle entre sur scène en jouant son arrangement de la chanson carinthienne, avant d’enchainer sans interruption sur le Concerto de Berg. A l’issue du Concerto, l’orchestre et la soliste jouent et chantent aussi le choral de Bach Es ist genug. Avec leurs voix douces et réticentes, les musiciens vêtus de noir convoquent l’émotion d’une famille endeuillée autour d’une tombe. Ces ajouts apportent une forte empreinte personnelle, que certains trouveront séduisante, mais nous doutons qu’ils engendrent une quelconque valeur ajoutée pour le chef d’œuvre qu’est le Concerto pour violon de Berg.
Avec une habilité virtuose et une indéniable imagination théâtrale, Kopatchinskaja interprète « À la mémoire d’un ange » en l’irriguant, voire le noyant, de sa personnalité. Mirga Gražinytė-Tyla et l’Orchestre Philharmonique de Radio France l’accompagnent dans cette aventure avec dévotion et sollicitude, privilégiant clairement l’interprète aux dépens du compositeur. « Les temps ont changé et les musiciens veulent dire plus que juste délivrer les notes parfaites », dira Patricia Kopatchinskaja au micro pendant l’entracte. « À la mémoire d’un ange » est une remarquable production Kopatchinskaja qui ne peut que ravir ses fans. En revanche, les amateurs du Concerto pour violon d’Alban Berg préféreront une interprétation plus sobre et respectueuse de la partition.
Après l’entracte, Mirga Gražinytė-Tyla et l’Orchestre Philharmonique de Radio France s’attaquent à la Symphonie n° 7 de Haydn, la deuxième du triptyque avec « Le Matin » et « Le Soir ». Composées en 1761, les trois symphonies sont les premières que Haydn destine à l’orchestre des princes Esterhazy. Poursuivant le double objectif de mettre en valeur l’éloquence et la virtuosité des chefs de pupitres tout en dépassant les attentes du monarque, Haydn a écrit un triptyque empli d’éclat et de plénitude.
L’Orchestre de Radio France en effectif réduit (douze violons, trois altos, trois violoncelles, deux contrebasses, deux flutes, deux hautbois, un basson et deux cors) joue cette symphonie lumineuse et lyrique debout, sauf les violoncelles. Dès les premières mesures de l’Adagio, la cheffe lithuanienne propose une lecture ample, presque romantique, accentuant le lyrisme aux dépens d’une certaine tonicité de la pièce. Dans l’Allegro, les deux violons solos s’engagent dans un dialogue, suivi d’un échange avec le premier violoncelle et le basson, avant de se confronter à l’orchestre. L’Adagio qui suit s’inscrit dans la continuité, avec une sublime cadence du violon et du violoncelle. Ce dernier sera également mis en valeur dans le Menuetto dansant, qui fait aussi la part belle aux cors dans sa partie centrale. Le Finale fait entrer presque tous les instruments avant de culminer dans une fanfare de cors.
Si la direction de cette symphonie, pourtant mouvementée, manque de relief au profit d’une élégance sereine et sage, les solistes de l’Orchestre Philharmonique sont remarquables, notamment le premier violon, Hélène Collerette, et le premier violoncelle, Nadine Pierre, qui ont été chaleureusement ovationnées.
Pour finir en beauté ce passage de la prémonition de la mort à son dépassement, Mort et Transfiguration de Richard Strauss s’impose par son intention programmatique. Écrit entre 1888 et 1889, alors que Strauss n’avait que 24 ans, le poème symphonique est une œuvre de jeunesse qui décrit les dernières pensées d’un homme au seuil de la mort. Le jeune compositeur, encore sous l’influence du Tristan de Wagner, s’est inspiré d’un poème d’Alexander Ritter. Dans la première partie, Strauss évoque de manière sombrement imagée, un artiste à l’agonie, dépérissant dans une chambre misérable à la lueur d’une chandelle. Dans le Largo, la texture musicale est pesante et emplie de visions que provoque l’extrême épuisement du malade.
Un coup de timbale annonce l’Allegro molto agitato qui représente le combat avec la mort. Un thème plein d’ardeur et de vivacité fait défiler une succession de réminiscences de la vie du héros, avant que la masse orchestrale ne se mobilise pour le majestueux thème de l’idéal d’une délivrance imminente qui se révèle au mourant. Dans Meno mosso, Strauss développe à partir du matériau musical déjà présenté, l’ultime lutte entre la vie qui perdure, convoquant les souvenirs héroïques et passionnels du passé (incarnés par les cors), et la mort qui s’empare petit à petit de ce corps affaibli qui finira par se rendre. La réconciliation finale se réalise dans le dernier mouvement, Moderato, un vaste crescendo qui culmine avec le retour du thème de la transfiguration avant l’ultime libération de l’âme vers l’au-delà, sur le fond d’un arpège de harpes dans une tonalité sereine de l’ut majeur.
Une fois de plus, les solos instrumentaux qui s’enchainent sont impeccables et la lecture lyrique et exubérante de Mirga Gražinytė-Tyla, qui pourtant ne fait aucun compromis sur la précision, la sensibilité et la nuance, est particulièrement bien adaptée à cette pièce qui clôt en beauté cette soirée de réflexion sur les choses ultimes. Rappelée sur scène à plusieurs reprises, Mirga Gražinytė-Tyla remercie les solistes avant de s’exclamer : « Cet orchestre est une merviiiiille ! » Sourire aux lèvres, nous ne pouvons qu’adhérer.
Visuel : © Patricia Kopatchinskaja