Ce vendredi 11 octobre, devant l’Auditorium plein à craquer, le Chœur et l’Orchestre philharmonique de Radio France, dirigés par la cheffe canadienne Barbara Hannigan, nous offrent une mise en miroir saisissante et magnifiquement exécutée de deux monuments du XXe siècle : Ligeti et Stravinsky.
Barbara Hannigan, première artiste invitée auprès de l’Orchestre philharmonique de Radio France depuis 2022, est passionnée par la musique du XXe et XXIe siècle. En 2011, elle a fait ses débuts au Festival Présences de Radio France en dirigeant Ligeti et Stravinsky. Elle revient aujourd’hui avec un programme original, exigeant et rarement joué de deux symphonies de Stravinsky et Clocks and Clouds puis Lontano de Ligeti.
Rayonnante, sa superbe chevelure dorée se dégageant de sa tenue sobre, Barbara Hannigan entre en scène d’un pas énergique. Avant de monter sur le pupitre, elle partage quelques réflexions sur sa collaboration avec Ligeti. Avec un léger accent anglo-saxon, elle rappelle son expérience de chanter, en 2001, ses Mysteries of the Macabre (« Ligeti exigeait un engagement total de la part de l’interprète, technique et émotionnel »). Et évoque l’extrême difficulté technique de ses partitions (« Tout ce qu’il écrivait était possible, mais à peine ») et affirme : « Travailler avec Ligeti a vraiment changé ma vie. »
Chanteuse lyrique, Hannigan a interprété tous les rôles de Ligeti pour soprano solo, dans le Grand Macabre, le Requiem, les Aventures et les Nouvelles Aventures. Ce soir, elle partage sa passion depuis le pupitre avec des spectateurs avisés et entièrement captivés, parmi lesquels le compositeur George Benjamin, l’auteur de Picture a Day Like This, à l’affiche à l’Opéra-Comique du 25 au 31 octobre.
Clocks and Clouds est une œuvre de Ligeti d’une durée d’exécution de 14 minutes, créée le 15 octobre 1973. Inspiré par une conférence de l’épistémologue Karl Popper intitulée Of Clocks and Clouds, mais aussi par La persistance de la mémoire de Salvador Dalí, Ligeti explore, dans cette composition emblématique, la transformation entre les mouvements réguliers et prévisibles (« les mécanismes de type horloge ») et ceux soumis à l’indétermination : les gaz dans la nature ou « les états émotionnels en constante évolution de l’humanité », comme le décrit Barbara Hannigan.
Clocks and Clouds illustre ainsi deux façons de vivre l’écoulement du temps entre le chaos et la structure, l’une rigide et quantifiable, l’autre insaisissable et imprévisible. Les rôles des différents pupitres sont établis dès les premières mesures. Les cinq flûtes, les cinq clarinettes ainsi que le chœur de douze femmes forment un ensemble basé sur une intonation mouvante au service de « nuages » tandis que les deux harpes, le glockenspiel, le vibraphone et le célesta leur opposent des cellules rythmiques stables (« horloges »).
La partition est « incroyablement difficile pour tous les interprètes », explique Hannigan dans son introduction. Pourtant, Clocks and Clouds « est un argument contre l’intelligence artificielle. Même si l’on pouvait programmer un ordinateur et obtenir une interprétation parfaite, cela n’aurait aucun sens. Seul le défi humain que représente la pièce, avec le niveau de concentration et d’habilité qu’elle requiert, fournit l’élément émotionnel et dramatique. »
Barbara Hannigan dirige l’orchestre et le chœur sans la baguette, avec le geste souple d’une danseuse possédée par la musique. Mais la cheffe ne lâche pas pour autant le contrôle ; elle sculpte ces nuages sonores avec précision et exigence sans renoncer à la spontanéité. Elle connaît la partition comme le revers de sa main et sait inspirer, motiver et guider les interprètes vers leur meilleure performance possible, tout en prenant du plaisir à les voir réussir ces exploits vertigineux de difficulté.
Tous les interprètes sont remarquables, mais les douze vocalistes du Chœur de Radio France sont particulièrement impressionnantes. Ligeti impose aux voix féminines une double contrainte. Dépourvues de texte, les interprètes chantent les phonèmes de l’alphabet phonétique international. En plus, les voix doivent s’exprimer en micro-intervalles irréguliers afin de pouvoir s’adapter à l’intonation instable des flûtes, clarinettes et hautbois pour créer un « timbre dominant doux et clair qui convient bien pour la formation de textures liquéfiées », comme l’explique Ligeti dans L’Atelier du compositeur. « Chaque voix s’efforce d’exprimer quelque chose de plus en plus urgent, individuellement et collectivement, » résume Hannigan, « même si leur pouvoir de parole a été restreint. »
Après un changement de plateau assez important pour accueillir l’Orchestre philharmonique de Radio France au grand complet, le programme continue avec la Symphonie en trois mouvements. Stravinsky a écrit cette œuvre pour orchestre aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale à la demande de New York Philharmonic Orchestra pour célébrer la victoire imminente. Pour ce faire, Stravinsky a utilisé diverses des musiques des projets antérieurs qui n’avaient pas abouti.
Créée le 24 juin 1946 avec le New York Philharmonic sous la direction du compositeur, la Symphonie en trois mouvements ouvre avec un allegro où l’on trouve des vestiges de diverses bandes-son cinématographiques d’actualités concernant la guerre, notamment la politique de la terre brûlée que les Japonais pratiquaient en Chine. Dans le deuxième mouvement, Stravinsky intègre le solo de harpes prévu (mais pas retenu) pour illustrer la scène de l’apparition de la vierge dans le film Le Chant de Bernadette (1943).
Les rythmes saccadés qui rappellent le Sacre du printemps, les échos ironiques de Petrushka, des passages néoclassiques et même une évocation de la Symphonie « Héroïque » de Beethoven, l’ensemble écrit dans un langage musical américain assumé et combatif dans la veine d’Aaron Copland et Leonard Bernstein… C’est tout cela qui caractérise cette partition aussi superbe qu’étonnante. Barbara Hannigan dirige la Symphonie en trois mouvements avec une belle énergie inspirante et l’orchestre le lui rend bien. Les solos de la petite harmonie sont remarquables, le piano percutant, les cordes veloutées et les bassons et trompettes triomphants.
Après cette première séquence de la « totally great music » à l’américaine, le plateau et l’ambiance changent. Hannigan introduit la deuxième partie du concert, marquée par « les émotions brutes, les rituels et les mythes. »
Composé en 1967 et crée le 22 octobre de la même année à Baden-Baden par l’Orchestre du Südwestrundfunk Baden-Baden sous la direction d’Ernest Bour, Lontano (« lointain, éloigné ») est proche d’Atmosphères et Lux aeterna par sa technique harmonique et polyphonique.
Ligeti explique, dans L’Atelier du compositeur, que Lontano explore « une métamorphose progressive de constellations d’intervalles ». C’est-à-dire que certaines configurations harmoniques se développent dans les autres, les suivantes brouillent les précédentes jusqu’à la nouvelle cristallisation et l’ensemble crée « la sensation d’un grand éloignement spatial et temporel ». La transformation harmonique ne se révèle à l’auditeur que progressivement, « comme, lorsque, venant de la lumière aveuglante du soleil, on entre dans une pièce sombre et que l’on aperçoit petit à petit les couleurs et les contours ».
Le défi de créer l’illusion de l’espace par les textures denses et fluides de la masse sonore a été relevé avec brio par Barbara Hannigan et l’Orchestre de Radio France. Ensemble, ils dévoilent aux spectateurs un paysage sonore fluide, dense et envoutant qui a accompagné si efficacement les pressentiments de Danny dans Shining de Stanley Kubrick. Des « bravos » hurlés par quelques auditeurs et des applaudissements appuyés de tous célèbrent la cheffe qui serre la main du premier violon Ji-Yoon Park et remercie l’orchestre avant de quitter la scène.
Un dernier changement de plateau sera nécessaire pour accueillir l’Orchestre et le Chœur de Radio France dans la Symphonie de psaumes. « Logiquement, après l’Apollon, il devrait nous donner une messe », a écrit l’écrivain et critique Boris de Schloezer au sujet de la nouvelle direction de Stravinsky.
Le compositeur, brisé par la mort subite en août 1929 de Serge Diaghilev, son protecteur et père de substitution, et accablé par la maladie et la dévotion dévorante de sa femme, compose une œuvre étrange et grave. « Une prière qui mord, une prière d’acier ; elle viole notre expectative, nous brise sous le fer de son ironie » dira à propos de la Symphonie de psaumes Leonard Bernstein. Commandée en 1929 par Serge Koussevitzky pour le cinquantenaire de l’Orchestre symphonique de Boston, l’œuvre est écrite « dans un état d’ébullition religieuse et musicale » comme le commentera le compositeur en 1930.
Le texte est une version des psaumes 38, 39 et 150, réécrits dans la Vulgate, mais la musique évoque fortement la grandeur du rite orthodoxe. L’œuvre s’articule en trois parties. La première s’ouvre sur une interrogation et un malaise qui s’accentue sur un rythme implacable jusqu’au paroxysme de supplication. Une longue plainte de bois seuls introduit la double fugue du deuxième mouvement, un appel tourmenté à Dieu, suivi d’un Alléluia inconsolable qui ouvre la troisième partie et qui devient progressivement une louange divine combative et fervente qui se résout dans une grâce sereine et contemplative.
Dans sa lecture de la Symphonie de psaumes, Hannigan sonde les profondeurs d’une œuvre sombre qui offre un aperçu rare dans la terreur et la nostalgie du compositeur tout en soulignant ses aspects ironiques, ses couleurs vives, ses contrastes et ses rythmes jazzy. Elle préserve ainsi plusieurs équilibres : entre l’orchestre et le chœur, entre le religieux et le profane et surtout, entre l’intellect et l’émotion. Bravo !
Visuel : © Marco Borggrave