Imaginé, rêvé, et créé en 2005 par Sonia Wieder-Atherton et Chantal Akerman, « D’Est en musique » renaît, sculpté à nouveau par Sonia Wieder-Atherton pour deux dates parisiennes dont seuls les chanceux jouiront.
Le 16 octobre 2024, le soleil réchauffe Paris de ses rares rayons, la lumière éclaire les esprits.
Les nuages se troublent, la nuit tombe sur le jour : entre chien et loup, tous les désirs sont possibles, l’éternité peut-être…
Quelques rares chanceux se rendent à la Philharmonie de Paris. Chantal Akerman, son œuvre, son personnage d’elle-même sont cultes, tout comme Sonia Wieder-Atherton et son violoncelle, prolongement de son corps, traducteur d’émotions à cordes soufflées.
La Philharmonie est pleine, des programmes ouverts, des banalités partagées, des profondeurs, des sentiments.
Il faut couper les portables, tousser, au cas où pour certains, la lumière disparaît, le voyage peut commencer.
Un rideau dévoile les images du film de Chantal Akerman, « D’Est ».
Des champs à perte de vue, le silence, des femmes aux voiles colorés avancent sur cette terre pour ramasser des pommes de terre.
Le spectateur plonge dans les abysses de ses émotions intérieures.
Une trappe vortex dans l’espace temps s’est ouverte, ces humains filmés nous regardent, ils sont là, vivants, réels, imaginaires, datés et présents.
À cet instant, tout devient immatériel.
Cette trace d’un autre temps à l’Est livre une nostalgie brutale, vibrante, vivante, un désespoir où l’on glisse pour renaître ici et maintenant.
Vie et mort ne font qu’un, tel Orphée, nous ne devons pas trop approcher le monde des morts au risque de nous y perdre.
La musique arrive, invisible derrière les images.
Le Kaddish pour violoncelle et piano de Maurice Ravel est sculpté, semblable à un détail d’une main de Camille Claudel ou d’une toile de Soulages, par Sarah Rothenberg au piano et Sonia Wieder-Atherton au violoncelle.
L’écran, de tissu opaque, s’ouvre avec délicatesse, l’œuvre est en mouvement, l’image reste, elle poursuit sa danse derrière un voile.
Comme des apparitions, figures légères entre deux mondes, les musiciennes sont l’œuvre, le film est musique, la caméra semble filmer la vie en direct.
Que s’est-il passé en Ukraine, que se passe-t-il ? Où sommes-nous transportés ?
La vie, brute, est art ; l’art montre la vie, tout est mouvement, comme le flux sanguin qui fait battre le cœur de tous les humains du monde entier, de tous les spectateurs de cette salle, le sang de l’art s’écoule dans nos veines.
Doux, fluide, tempétueux, tonitruant, dense, la respiration se saccadent au rythme des pincements des cordes du violoncelle, de l’archet qui ne cesse pas d’exister, des cordes frappées par les marteaux du piano.
Serge Rachmaninoff – Lento – Allegro moderato, extrait de la Sonate pour violoncelle et piano op. 19
Boris Tchaïkovski – Aria, extrait de la Suite en ré mineur pour violoncelle seul
Frédéric Chopin – Scherzo : Allegro con brio, extrait de la Sonate pour violoncelle et piano op. 65
Bohuslav Martinů – Largo, extrait de la Sonate no 2 pour violoncelle et piano
Leoš Janáček – Poème morave pour violoncelle seul (transcription Franck Krawczyk et Sonia Wieder-Atherton), extrait des Poésies populaires moraves mises en musique
Béla Bartók – Danses populaires roumaines pour violoncelle et piano
Alfred Schnittke – Largo – Presto – Largo, extrait de la Sonate no 1 pour violoncelle et piano
Sergueï Prokofiev – Adagio op. 97 bis, d’après le ballet Cendrillon
Tissent la toile de la musique du film de Chantal Akerman et de nos vies ici mêlées, imbriquées dans les leurs.
Qu’est-ce qu’un pays, qu’est-ce qu’une culture ? Comment éviter la chute des civilisations sous les coups de la mondialisation culturelle ou de l’anéantissement des pensées non dominantes ?
Il y a une détermination dans ce film, dans cette musique : vivre, vivre, transcender la mort, la peur de vivre, refuser de disparaître et être présent partout, tout le temps, pour toujours.
Plans fixes, travellings, regards, sourires d’enfants : la banalité de l’existence et toute sa force se dévoilent.
Le traitement de la lumière est exceptionnellement beau et émouvant dans ces images.
La musique semble se créer à l’instant même, une soif de vie à partager.
Ces humains qui dansent habitent le temps éternellement, un monde fantomatique où les vivants résident, où les morts habitent nos cœurs et nos pensées meurtries.
Une traversée d’un Styx lumineux où l’émotion, transcendée par la beauté, rend les spectateurs au monde, plus beaux qu’ils ne l’étaient sous le soleil du jour, prêts à retrouver une nuit de pluie caressante.
Visuel : ©Chantal Akerman