Ce 30 mai, devant une salle Pierre Boulez pleine à craquer, Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris avec les solistes Sol Gabetta et Willard White et les chœurs de Paris et de Cambridge nous offrent du grand art. Au programme : « La Suite pour orchestre de variété N° 1 » et le « Concerto pour violoncelle N° 2 en sol majeur, op. 126 » de Dmitri Chostakovitch et « Belshazzar’s Feast » de William Walton.
Souvent confondue avec la Suite pour orchestre de jazz N° 2, perdue pendant la Seconde Guerre mondiale et retrouvée en 1999, la Suite pour orchestre de variété N° 1 est une œuvre en huit mouvements, composée en 1956 et créée le 1 décembre 1988 au Barbican Centre à Londres, par le London Symphony Orchestra sous la direction de Mstislav Rostropovitch.
Plusieurs mouvements de la Suite proviennent des œuvres que Chostakovitch aura composées pour le film Le Premier Échelon de Mickhaïl Kalatozov et d’autres films et ballets (Le Ruisseau limpide de 1930, l’Aventure de Korzinkina de 1940 et Le Taon de 1955), mais c’est le septième mouvement, la fameuse Valse N° 2, qui deviendra célèbre auprès du grand public. Souvent jouée indépendamment, La Valse N° 2, sera popularisée comme thème d’ouverture de Eyes Wide Shut de Stanely Kubrick en 1999.
Sous la direction inspirante de Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris en formation jazz, qui inclut les saxophones, un accordéon, une guitare, deux pianos et une section importante de percussions, nous livre une Suite pour orchestre de variété N° 1 vibrante, rythmique et expressive, dans le respect des équilibres entre les mouvements et les pupitres.
Le programme enchaîne avec le Deuxième concerto pour violoncelle de Dmitri Chostakovitch. Écrit au printemps 1966 en Crimée, le Deuxième concerto, tout comme le Premier, sera dédicacé à son ami Mstislav Rostropovich qui le créera le 25 septembre 1966, pour célébrer les 60 ans du compositeur.
Évoquant son Deuxième concerto dans la lettre qu’il écrit à son ami Isaak Glikman, Chostakovitch écrira : « il me semble que le Deuxième Concerto aurait pu être appelé la Quatorzième Symphonie avec une partie soliste de violoncelle. » Contrairement au Premier concerto, le Deuxième est plus symphonique, avec un orchestre beaucoup plus présent, que Klaus Mäkelä dirige dans le souci de l’équilibre entre la soliste et l’orchestre, appelé à s’investir bien au-delà d’un simple accompagnement du violoncelle.
Introspectif et dramatique, le Deuxième concerto ouvre avec le Largo et une mélodie mélancolique joué par la soliste avant d’être reprise par l’orchestre qui rehaussera l’atmosphère sombre par des harmonies dissonantes, comme pour se moquer des états d’âme du violoncelle. Le dialogue musical entre le violoncelle et les différents pupitres, notamment les hautbois dans les graves ou le xylophone, qui se jette dans une danse moqueuse et macabre, créant ainsi un paysage sombre et menaçant, d’une étrange beauté.
Vêtue d’une robe gris-clair plissée, ample et enveloppante, la violoncelliste argentine, Sol Gabetta, investit le plateau avec assurance, mais aussi avec une certaine réserve, en adéquation avec l’intériorité de la pièce. Son interprétation est précise et techniquement impeccable et la sonorité de son Matteo Goffriller de 1725 est riche et ronde, sans pour autant manquer de puissance ou d’âpreté quand il en faut. Lorsque Chostakovitch délaisse l’ambiance contemplative du Largo au profit d’un scherzo dépouillé et rythmique basé sur une chanson des rues d’Odessa (« Bubliki, kupitye, bubliki » – « Bretzels, achetez mes bretzels ») dans le deuxième mouvement, Allegretto, Sol Gabetta déploie son énergie et son humour pour incarner cette « joie amère, forcée et vaine » d’une musique populaire juive empreinte de fatalité, que l’on retrouve dans l’œuvre tardive de Chostakovitch.
Au fur et à mesure que la musique progresse, le motif du premier mouvement revient comme une raillerie répétée en boucle par les cors, les bassons et l’ensemble de l’orchestre.
Ce scherzo démoniaque mène directement au dernier mouvement (également Allegretto). La caisse claire accompagne des fanfares faussement gaies et atteint son apogée vers la fin du mouvement avec une parodie grotesque de la conclusion de la Première symphonie de Mahler. Car, contrairement à la Première de Mahler, le Deuxième concerto de Chostakovitch est dénoué de toute transcendance triomphale. Au contraire, les fanfares de Chostakovitch conduisent à une reprise de la chanson du bretzel du deuxième mouvement et à un coup de fouet brutal. Les dernières mesures s’évanouissent avec un « tic-tac » incessant de la percussion. Sol Gabetta se laissera tomber sur son violoncelle, comme pour marquer la vanité de nos combats et l’absurdité de nos existences.
Les applaudissements chaleureux témoigneront de la qualité exceptionnelle de son interprétation. En bis, Sol Gabetta offrira au public conquis la chanson Nana de Manuel de Falla, arrangée pour violoncelle et xylophone.
Après l’entracte, Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris, Chœur de l’Orchestre de Paris et Cambridge University Symphony Chorus, avec le soliste, le baryton-basse Sir Williard White, nous offriront un festin grandiose, cinématographie et rarissime sur scène : le Belshazzar’s Feast de William Walton.
Lorsque Edward Clark, le chef d’orchestre et directeur des programmes à la BBC, commande à Walton « une œuvre de petit calibre » : chœur, soliste et orchestre, l’ensemble ne dépassant pas 15 personnes, il ne se doute sans doute pas que Walton lui livrera un pareil festin. Emballé par le livret d’Osbert Sitwell, basé sur le Livre de Daniel et le Psaume 137 (« Au bord des fleuves de Babylone »), Walton se laisse aller. Pour raconter le combat entre les Juifs exilés à Babylone et leur tyran Balthazar dont Dieu précipitera la chute lors d’un banquet blasphématoire, Walton se donnera les moyens : un chœur immense de 150 personnes, un orchestre élargi avec le saxophone, la clarinette en mi bémol, le piano et des percussions supplémentaires.
La création de cette cantate gigantesque en 1931 sera un triomphe et le Festin de Balthasar restera la composition la plus connue de Walton. La musique est d’une splendeur tapageuse, richement orchestrée, rythmée et « saturée d’effets sonores et théâtraux » reflétant l’intérêt de Walton pour la musique populaire, le jazz et le cinéma. L’œuvre est d’une durée de 35 min et divisée en dix sections, jouées sans pause.
Après une brève introduction en forme d’une terrible prophétie, le chœur et le baryton chantent le psaume 137 « By the rivers of Babylon, » exprimant l’amertume envers leurs geôliers. Au fur et à mesure que la narration se poursuit, l’ambiance plaintive, soutenue par les instruments du registre grave (clarinette basse, saxophone, basson et contrebasson) deviendra plus revendicatrice et à sa première entrée, le baryton Williard White énoncera la colère montante avec « If I forget thee, Jerusalem. » Le baryton britannique ne manque pas de présence et de conviction évangélique, mais malgré la maîtrise remarquable de Mäkelä des équilibres entre les chœurs, l’orchestre et le soliste, le Williard White est parfois submergé par le volume orchestral et choral.
Chantant « a capella, » le soliste inaugure la deuxième partie avec « Babylon was a great city » campant le décor d’une ville opulente, remplie d’or, de pierres précieuses, du cheptel et d’esclaves. Les chœurs reprennent le récit de la scène du festin de Balthasar qui, excité par le vin, ordonnera d’apporter les coupes sacrées d’or et d’argent que Nabuchodonosor, son père, avait rapportées du Temple de Jérusalem. Ivres et insolents, le roi et les hauts dignitaires se mettent à louer les dieux d’or, d’argent, de bronze, de fer, de bois et de pierre.
Le blasphème, annoncé par le soliste avec l’air « Praise ye, the God of Gold, » déclenchera une fureur portée par un orchestre bouillonnant et des chœurs engagés désormais dans une course de tous les pupitres vers un apogée fracassante et monumentale, criant à la vengeance et à la destruction de Babylone. Le soliste énoncera l’apparition de la main qui écrira les mots « mene mene tekel upharsin » sur le mur. Dans la troisième partie, le peuple juif, triomphant et libéré de ses chaînes, retrouvera sa liberté dans un Alléluia furieux, qui fera trembler les ennemis d’Israël et les murs de la Philharmonie.
Crédit photo : Marco Borggreve