Ce 13 mai, devant une Salle Gaveau comble, China Moses déroule un programme mélangeant de nouvelles compositions de l’album It’s complicated à paraître en janvier 2024 et celles figurant sur son album Nightintales de 2017. La rayonnante diva américaine nous livre un programme bien ficelé et superbement réalisé par une équipe soudée et entraînante.
Hiératique et souriante, vêtue d’une magnifique robe jaune signée Julien Fournié, China Moses investit la scène intimiste de la Salle Gaveau avec une fraîcheur lumineuse. Accompagnée par Tony Tixier au piano, Jasen Weaver à la contrebasse, Guillaume Latil au violoncelle et Heloïse Lefebvre au violon, la diva américaine ouvre le concert avec la chanson « Breaking point. » Sa voix riche et ample séduit immédiatement le public, ainsi que sa façon de mettre en valeur ses musiciens qui le lui rendent bien. Les transitions fluides entre un accompagnement attentif de la part des musiciens et des solos qu’elle invite à tour de rôle témoignent de leur complicité. L’ensemble enchaîne sur la deuxième chanson « Bedroom express, » avec des passages d’une grande expressivité où la voix puissante de China Moses se fond aux cordes amplifiées de Guillaume Latil et d’Heloïse Lefebvre.
Autrice-compositrice, interprète de la musique noire américaine (« Jazz, blues, funk, soul, rap, house, tout cela vient de la communauté noire américaine, » explique-t-elle), présentatrice de l’émission radio Made in China sur TSF Jazz et fille de la légende américaine Dee Dee Bridgewaters et du réalisateur et militant Gilbert Moses, China Moses est une artiste engagée et toujours prête à éclairer son public. Alternant la musique et le storytelling, elle incite les auditeurs à la découverte avec un enthousiasme contagieux. Elle nous encourage ainsi à écouter chanson « The world is a ghetto » de War, à regarder la vidéo « Guess who I saw today » de Nancy Wilson, ou encore à googeliser le multiinstrumentaliste « génial » Nicholas Payton.
La première histoire qu’elle partage, dans un français parfait, est celle de la Salle Gaveau, « une salle qui me fait rêver depuis que je suis petite. » La diva remercie la productrice de Gaveau, Marie-Automne Peyregne, et rend un vibrant hommage aux propriétaires, le couple Fournier : « Merci d’avoir réagi avec tant d’énergie et tant de folie. Je vous adore ! » On apprend que Chantal et Jean-Marie Fournier, tous les deux musiciens, reprennent la salle mythique en 1976 pour la sauver d’une reconversion en parking. Aujourd’hui, la Salle Gaveau est une salle indépendante parisienne qui vit grâce au courage et la persévérance de ses propriétaires. Lorsque la voix de Monsieur Fournier s’élève du dernier rang pour annoncer qu’ils viennent de finir de rembourser le prêt, la salle éclate de rires et d’applaudissements.
China Moses chantera ensuite sa première chanson en français. « Etre là-bas » est une composition qui « a changé ma vie il y a 23 ans, » nous raconte-t-elle. Déterminée à faire un album soul en français, elle « tourne en rond » jusqu’à ce que son amie, la rappeuse Diam’s, ne lui propose d’intégrer le refrain dans sa chanson « Evasion. » « Etre là-bas » connaîtra ainsi une nouvelle vie, couronnée de succès. Sur scène à la Salle Gaveau, China Moses rappe le soul, accompagnée du violon et du violoncelle, auxquels vont se joindre la contrebasse et le piano.
Dans une séquence plus intimiste, elle interprétera « Another night, » une chanson évoquant la solitude qu’elle a pu ressentir dans sa chambre d’hôtel après un spectacle, « seule, assaillie par des attaques de panique, à regarder des documentaires animaliers »; « Watch out, » une composition adressée à elle-même plus jeune et en proie à un alcoolisme avançant au gré des petits verres entre amis ; et « Lobby Call » sur les rencontres d’un soir que font des artistes en tournée. « On n’a même pas le temps de se dire au revoir car on part au petit matin, comme des voleurs, » regrette China Moses. Ses aigus sont parfois poussifs et les cordes écrasent par moment sa voix, pourtant puissante, mais la sincérité de sa poésie et l’intensité de son lien avec les musiciens convainquent le public désormais totalement acquis. Suivant l’injonction de Nina Simone selon laquelle l’artiste se doit de représenter son temps, China Moses compose la chanson « Silence » en souvenir des victimes des attaques terroristes du 13 novembre. « J’ai perdu des amis au Bataclan et j’ai écrit cette chanson pour exprimer ma peine, ma colère et mon incompréhension, » dit-elle simplement. Après une magnifique ouverture par le violoncelle, China Moses chante a capella avec une voix tendue par l’émotion et les yeux remplis de larmes : « Silence ! Silence ! Silence ! Gunshots through the crowd ! »
Elle enchaînera avec la deuxième et dernière chanson en français, « J’ai deux amours. » Ce clin d’œil à Josephine Baker aurait bénéficié d’une interprétation plus intense en couleur et investie d’un caractère plus léger, même si le solo de violoncelle était tout à fait remarquable.
En revanche, son hommage à Dinah Washington « mon idole qui a eu sept maris, » est superbe. « Dinah’s Blues » est une composition intensément personnelle et délivrée avec une belle puissance vocale et émotionnelle. Entre les deux, China Moses nous régalera avec quelques morceaux vivaces et rythmiques, parmi lesquels « Disconnected » de son album Nightintales. » Tapant sur le sol avec ses épais talons signés Aquazurra (« Elles étaient hors de prix ! « ), elle répète le refrain comme pour se persuader, qu’effectivement, tout ira bien. Soudainement, elle s’adresse à la salle : « Combien d’entre vous n’êtes jamais venu à un de mes concerts ? » Les trois quarts de la salle lèvent la main. « Wow ! Je me présente alors. China Moses. » Les rires retentissent dans la salle et sur le plateau. Suivra un bref exposé sur la différence entre le jazz, « défini par le mâle blanc » et la musique noire américaine qu’elle revendique comme son héritage. « Je ne suis pas une chanteuse du jazz, je suis une compositrice de Black American Music, » en anglais dans le texte, pour plus d’emphase.
En bis, remontée par un petit whisky, servi dans un gobelet en carton par son ingénieur du son canadien (« ma plus longue relation avec un homme »), elle chantera le très groovy « Running » entraînant le public dans une danse joyeuse qui se terminera par de multiples remerciements à l’adresse des Fourniers, des ingénieurs des sons et lumières, du créateur de mode qui a fait sa robe et du public qui lui offre une enthousiaste standing ovation. Une soirée « feel good » et une belle découverte pour ceux qui ne connaissaient pas encore cette grande et captivante artiste !
Visuel : ©Sylvain Norget