Le nouvel album de Jonas Kaufmann, « Puccini love affairs », rassemble quelques célèbres duos et deux airs extraits des opéras de Giacomo Puccini. Il invite six sopranos, Pretty Yende, Anna Netrebko, Sonya Yoncheva, Asmik Grigorian, Malin Byström et Maria Agresta pour une réalisation luxueuse avec l’orchestre de l’opéra de Bologne. Un incontournable de la rentrée !
Dans le monde lyrique, un album de Jonas Kaufmann est toujours un événement. Cet hommage à Puccini, à l’occasion du centenaire de sa mort, vient près de dix ans après un recueil, « Nessun Dorma, the Puccini Album », sorti en 2015, des plus grands airs du maitre de Torre del lago, un album qui a été suivi d’une tournée de concerts, notamment à la Scala de Milan, et immortalisé par un film.
Cette fois le ténor a choisi des duos d’amour emblématiques de l’art de Puccini, qui sont autant d’illustrations célèbres de l’opéra dans ce qu’il a de plus populaire, charnel et passionné.
Dans une interview de présentation, Jonas Kaufmann rappelle que Giacomo Puccini (1858-1924) a connu les débuts du Gramophone qui permettait alors « d’enregistrer jusqu’à 4 minutes de musique par face de disque ». Et le ténor d’ajouter : « on suppose qu’il a tenu compte de cette limitation dans la composition de certains de ses airs ». Car Puccini avait une autre « carte maitresse », le grand Enrico Caruso qui enregistra nombre de ces « tubes ». « Le disque a fait de Caruso et de Puccini de véritables pop stars ».
On dit que Richard Strauss n’aimait pas les ténors tant il leur réservait la portion congrue et la moins valorisante de ses œuvres. On peut dire qu’à l’inverse, Puccini adorait la voix de ténor. Il leur a offert les airs devenus les plus célèbres de l’opéra tout entier tels que « Nessun Dorma » ou « Lucevan le Stelle », ces incontournables des récitals et parmi les plus souvent « bissés » par les plus grands ténors.
Et l’on apprécie ce rappel de Jonas Kaufmann qui replace la popularité de Puccini dans son temps : « la musique de Puccini plaisait à tout le monde, du pizzaïolo au professeur. L’opéra n’avait rien d’élitiste à l’époque, il était accessible à tous et aimé de tous. On chantait les airs de Puccini dans la rue ». Il souligne les contradictions des héros de Puccini qu’il illustre si bien par son style unique : « les héros de Puccini nous fascinent c’est parce qu’ils portent en eux autant de contradictions que Puccini lui-même : macho et hypersensible, impulsif et vulnérable ». Des portraits dans lesquels le ténor excelle.
Intitulé « Puccini Love Affairs », cet album a réussi à réunir six sopranos – et pas des moindres – qui chantent de véritables saynètes où la passion amoureuse chère à Puccini, se déchaine dans de fiévreux échanges brillamment accompagnés par l’orchestre de l’opéra de Bologne sous la direction d’Asher Fisch.
C’est d’abord ce qui retiendra l’attention de l’auditeur tout au long de cette véritable visite enchantée dans les terres du drame puccinien.
On salue en effet le plaisir d’entendre, dans une enveloppe aussi luxueuse, autant de preuves du génie musical de Puccini, doué pour saisir le moment du drame tout en développant la sentimentalité romantique exacerbée des situations.
Sans surprise, la plus belle prestation revient à Anna Netrebko qui se lance à l’assaut de Manon Lescaut dans le duo « Tu, tu, amore? Tu? » de l’acte 2.
Elle est séductrice et aime sa nouvelle vie de courtisane, mais elle reste terriblement amoureuse de Des Grieux « Ai tuoi piedi son!/ t’ho tradito! » (À tes pieds je suis ! Je t’ai trahi !).
L’osmose entre Jonas Kaufmann –« O tentatrice! È questo/l’antico fascino che m’accieca! » (Ô tentatrice ! C’est ça le charme ancien qui m’aveugle !) et Anna Netrebko est toujours intense et impressionnante.
On regrette d’autant plus que le projet munichois qui les avait réunis dans ce Manon Lescaut en 2014, n’ait pas abouti. À l’écoute de cet extrait, l’intensité, la chaleur, l’authenticité de la passion échangée lors de la scène d’amour laissent entendre ce qu’aurait pu être l’œuvre tout entière avec ces deux-là.
Mais le couple des super-stars de l’heure se produira dans un concert de prestige, consacré à Puccini, le 29 novembre prochain à la Scala de Milan.
Par certains côtés, c’est un peu l’album des duos qui n’ont pu avoir lieu sur scène. Car on continue avec l’émouvante Tosca de Sonya Yoncheva, programmée à Paris en 2019, et annulée par les deux protagonistes à l’époque. Si la soprano bulgare accuse parfois quelques faiblesses dans l’aigu, sa Floria Tosca garde la magie du verbe, de chaque phrase musicale sculptée avec soin, et de ce timbre émouvant dans lequel passe si bien la richesse du duo de la fin de l’acte 1, alors qu’ils sont encore insouciants, que l’idylle domine toujours, mais que la menace haineuse de Scarpia, qui s’étendra sur eux et les anéantira, est déjà présente.
Quant à Jonas Kaufmann, il a été un Des Grieux brillant à Londres et à Munich, et reste l’un des meilleurs Cavaradossi. Dans l’un et l’autre cas, il épouse, avec profondément de justesse, la sincérité amoureuse de personnages au destin tragique, à la puissante personnalité, mais non exempte de fragilités. Il faut souligner qu’en comparaison avec l’album Puccini de 2015, la voix du ténor s’est affermie, gagnant en maturité et en richesse de couleurs et de nuances ce qu’elle a un peu perdu en souplesse.
Son timbre bruni, sombre, si caractéristique et si reconnaissable dès la première note, sa signature vocale en quelque sorte, reste porteur des immenses émotions qu’il continue de susciter en salle comme au disque. Ses aigus très bien projetés de ténor « spinto » (et wagnérien…) sont intacts et gardent cet impact percutant qui caractérise ses performances. Et surtout il conserve cet art de la « messa di voce », la conduite de la voix, avec cette technique des crescendos/diminuendos qui lui permet de varier les couleurs de son chant en permanence.
À l’instar de ses deux comparses féminines, il possède ce charisme vocal irremplaçable qui fait les grands interprètes, et il n’y a nul mystère à ce succès qui ne s’est jamais démenti depuis plus de quinze ans désormais.
La plus belle surprise de l’enregistrement vient du duo avec sa nouvelle et récente partenaire, Asmik Grigorian, dont nous avons souvent vanté les mérites et qui se construit une carrière ascensionnelle impressionnante. Elle a chanté récemment un Turandot très remarqué à Vienne avec Jonas Kaufmann, un Turandot dont le DVD devrait sortir prochainement. Grigorian aborde, là, avec le ténor, le duo le plus enfiévré et passionné de Il tabarro, cette œuvre courte, intense et hyperréaliste de Puccini, généralement représentée dans le cadre du Trittico avec Suor Angelica et Gianni Schichi.
Les échanges entre Giorgetta et Luigi, « O Luigi! Luigi!… Dimmi: perché gli hai chiesto di sbarcarti a Rouen? » (Ô Luigi ! Luigi !… Dis-moi : pourquoi lui as-tu demandé de te débarquer à Rouen ?), sont incroyablement denses et le sens des nuances, des changements de rythme, les capacités lyriques comme dramatiques des deux chanteurs, se marient merveilleusement, tandis que l’orchestre ponctue leurs élans passionnés, l’urgence de leur amour.
On brûle littéralement avec leurs envolées débridées et pourtant parfaitement maitrisées sur le plan technique. C’est d’ailleurs le plus grand talent des artistes de cet album que de savoir tout à la fois offrir un chant impressionnant d’audace technique tout en colorant chaque note, chaque syllabe, chaque mot, chaque phrase, d’une intention précise.
On ne peut qu’espérer une prise de rôle des deux protagonistes un jour prochain sur scène, car ce rôle puccinien est le seul à manquer au tableau de chasse de Jonas Kaufmann.
Pretty Yende, elle, fait ses débuts dans Puccini à cette occasion, et chante pour la première fois avec le ténor. Lui a chanté Rodolfo dans la Bohème à plusieurs reprises sur scène à des années d’intervalle d’ailleurs, et a fait de ce duo avec Mimi « O soave fanciulla », l’un de ses airs favoris en récital.
Il en avait donné un très bel échantillon avec Anna Netrebko lors du Sommet des stars à Munich en 2016, la complicité des deux superstars donnant une délicieuse intimité malgré le caractère gigantesque de ce concert en plein air.
Il conclut le duo avec une Pretty Yende, délicieusement lyrique à la voix fruitée, avec un contre-ut qui accompagne joliment la soprano dans sa montée vers les sommets (mais qui n’est pas écrit dans la partition…).
C’est charmant et annonce sans doute une évolution de répertoire de la soprano sud-africaine même si l’arrivée sur la plage suivante de la tumultueuse Manon de Netrebko souligne assez cruellement la différence d’opulence entre les deux sopranos…
Nous attendions avec gourmandise le duo de La Fanciulla del West, l’opéra le plus rare de Puccini et qui, pourtant, recèle à notre goût la plus émouvante histoire d’amour, tout en dressant un portrait de femme magistral avec cette Minnie, fille de l’ouest, tout à la fois mère protectrice des rudes chercheurs d’or, et midinette amoureuse du bandit de grand chemin, Dick Johnson.
Le personnage ambigu qu’incarne si bien Kaufmann, qui en a fait l’un de ses rôles emblématiques, à Vienne, New York, Munich, est également d’une grande richesse psychologique et Puccini l’a doté de pages musicales magnifiques.
Malin Byström qui incarne Minnie dans cet enregistrement pour le duo « Mister Johnson, siete rimasto indietro » / « Quello che tacete », et qui a interprété le rôle sur scène avec Kaufmann à Munich, manque un peu d’envergure pour assumer le style dramatique de cet échange de l’acte 1. La voix est un brin trop légère, surtout en comparaison avec le Johnson de Kaufmann, et l’aigu un peu douloureux dès qu’il doit s’affirmer en mode « forte ».
Quel dommage, se dit-on, que Nina Stemme ou Anja Kampe, des Minnie autrement dramatiques, n’aient pas donné la réplique à ce « voyou » que notre tenancière de cabaret se prend à aimer et à qui elle raconte son histoire avec énormément de sensibilité, le forçant à révéler à son tour la tendresse qui l’habite. C’est un duo ciselé par Puccini, cet amoureux de l’amour, qui s’écoute malgré tout avec beaucoup de plaisir pour sa qualité et la douceur de l’orchestre dans l’échange final où ils sont sur le point de succomber l’un à l’autre (joli soupir final de la soprano !).
Reste Maria Agresta, une partenaire fidèle de Kaufmann, avec laquelle il fera d’ailleurs une partie de la tournée « Puccini » des mois d’octobre et novembre prochains. Elle a chanté Desdémone aux côtés de son Otello à de nombreuses reprises (Londres, Naples notamment). On lui reproche souvent un timbre assez générique, avec peu de signature vocale, tout en livrant un chant intègre sans grand relief.
Et le premier duo de l’enregistrement « Viene la sera », infiniment doux, rêveur et lyrique n’est pas sans évoquer… leur Otello commun justement. Maria Agresta donne beaucoup de délicatesse à sa Cio-Cio-San, Jonas Kaufmann, qui n’apprécie guère le cynisme du personnage, fait de Pinkerton un authentique amoureux, même le temps d’une nuit fatale, sans forcer le trait, juste en exprimant une passion passagère dans « Bimba dagli occhi pieni di malia » avec son art impressionnant de la nuance qui renouvelle incontestablement l’approche du ténor dans Madame Butterfly. S’il ne l’a jamais interprété sur scène, il en avait réalisé un très bel enregistrement il y a près de quinze ans sous la direction d’Antonio Pappano avec Angela Gheorghiu dans le rôle-titre. Dans « Vogliatemi bene », le couple semble fusionner dans la passion et leur « Vieni, vieni/Trema, brilla ogni favilla/Vien, sei mia » (Viens, viens/Tremble, chaque étincelle brille/Viens, tu es à moi), intensément chanté dans une osmose parfaite, traduit merveilleusement la flamme brûlante qui anime alors les amants d’une nuit.
Après ces duos, ces histoires d’amour du grand Puccini, Jonas Kaufmann se devait de saluer même en deux airs seulement, le compositeur des plus beaux solos de ténor. Il choisit alors d’illustrer son Rodolfo, plus poète que héros, au travers du magnifique « Che gelida manina » (Quelle petite main glacée), l’air de l’acte 1 de La Bohème où il se présente à Mimi avec ses rêves de jeune artiste. L’on peut d’ailleurs comparer ce même air dans l’enregistrement de 2008 chez Decca, l’album « Romantics arias », pour reconnaitre avec émotion cette interprétation déjà unique, qui a, aujourd’hui mûri, s’est déployée en quelque sorte, et dépasse encore en intensité et en intelligence musicale ce que le ténor proposait il y a quinze ans.
Terminer par son incarnation absolument unique de « Lucevan le stelle », dans l’acte 3 de Tosca, s’imposait. On ne peut rendre plus bel hommage à Puccini que de donner autant de nuances, de sensibilité, de passion éperdue, de ferveur autour du refus de quitter la vie qui anime le peintre-chevalier Cavaradossi à quelques heures de son exécution qui proclame d’une voix ferme à quel point il aimait la vie.
D’autres sopranos que nous aimons et qui ont chanté avec Jonas Kaufmann ne se retrouvent pas dans l’album comme Anja Harteros avec qui le ténor a interprété Tosca dans leur fief de l’Opéra de Munich à plusieurs reprises et qui était sans doute, avant qu’elle ne semble mettre un terme à sa carrière, sa partenaire la plus « assoluta ». Mais il faut citer sans doute aussi Ermonella Jaho, la meilleure Butterfly actuelle, Nina Stemme, avec laquelle il a incarné un Dick Johnson inoubliable, immortalisé dans un très beau DVD de la Fanciulla des West l’Opéra de Vienne, et Sondra Radvanovsky, avec laquelle il a enregistré une intégrale de Turandot sous la direction d’Antonio Pappano.
Saluons également la confection d’un bel album dans sa version CD : le livret fournit en effet l’ensemble des paroles des airs proposés, dans leur version originale italienne avec les traductions intégrales en français, anglais, allemand, l’interview du ténor dans ces mêmes langues, les affiches d’origine des opéras concernés et quelques (belles) photos du ténor et de ses dames.
Jonas Kaufmann a programmé une tournée Puccini avec une dizaine de concerts en Europe le mois prochain. Il sera au Théâtre du Châtelet à Paris le 9 octobre.
1 CD Sony Classical
Jonas Kaufmann – Pretty Yende · Anna Netrebko · Sonya Yoncheva · Malin Byström · Asmik Grigorian · Maria Agresta / Orchestra del Teatro Comunale di Bologna sous la direction d’ Asher Fisch
Visuels : © Gregor Hohenberg / Sony Music Entertainment, Kaufmann-Netrebko © Marco Borelli, Turandot © Monika Rittershaus.