Entre improvisation et formalisme, liberté déchaînée et connaissance très approfondie de la musique, douceur et jeu étincelant, ce concert en piano solo de Brad Mehldau le 12 février dernier à la Philharmonie de Paris était l’un des plus beaux de l’artiste.
Brad Mehldau a dévoilé une générosité rare face à une salle comble à la Philarmonie de Paris . Maître de l’abolition des genres musicaux, il a joué des pièces de son dernier album «Après Fauré » rendant hommage au compositeur classique romantique, décédé il y a 100 ans, en 1924. Mais également des reprises des Beatles ou de Neil Young. Musique et sensibilité à fleur de peau et de piano, sans limites, sans barres de mesures.
Ce soir, on imagine l’enfant timide, émotif et doué qu’était Brad quand on l’écoute jouer Fauré les yeux fermés. Comme lui, c’est un révolutionnaire tranquille. Devant une salle au silence ému, l’extrême romantisme du nocturne N°4 en Mi bémol majeur op 36 est sublimé. Le premier amour d’enfance du pianiste est en effet la musique classique. Nous aussi on ferme les yeux et on écoute. Après quelques notes, on le reconnaît immédiatement par son phrasé, le grain du son, les différentes voix qui chantent sous chacun de ses doigts et l’indépendance de ses deux mains. C’est un dialogue délicat et puissant, et parfois les arpèges en cascades s’accordent en désaccords colorés, comme des voicings de jazz. En interlude entre les pièces classiques, il joue ses propres compositions en contrepoint qui se fondent comme une longue discussion avec le Fauré originel. Les vibrations harmoniques des motifs rythmiques répétitifs tissent les portées défilantes sur la tablette posée sur le piano Steinway.
Tout est résonance, tout est raisonnement aussi. Les écrits de Brad Mehldau sur la musique et la philosophie en libre accès sur son site internet sont impressionnants. Son jeu est la rencontre entre sensibilité et analyse très approfondie de la musique, quel qu’en soit le style. Retour aux fondamentaux, « Après Fauré » succède à son album « Après Bach ». Dans le programme du concert de ce soir, il est question de justice poétique , d’art comme transcendance infinie : « Il arrive que l’œuvre d’un compositeur au soir de sa vie témoigne d’une créativité incessante face au déclin physique et à l’imminence de sa disparition. Cela offre alors, sinon une victoire pure et simple face à la mortalité, du moins une consolation, dans une forme d’affinité qui franchit les frontières du temps et de la mort. L’auditeur et l’illustre fantôme communiquent silencieusement. C’est une sorte de justice poétique et silencieuse. »
Et puis soudain, du mineur qui sonne comme du blues. Brad Mehldau est un jazzman né en Floride qui a écumé tous les clubs de New York dans les années 90 avec le saxophoniste Joshua Redman, Brian Blade à la batterie, Christian Mc Bride à la basse et tant d’autres. C’est aussi un romantique comme Fauré, un écorché vif au passé rugueux avec une volonté de vivre. C’est ce que l’on sent ce soir plus que jamais, un jeu si doux et mélodieux contrebalancé par une énergie étincelante. Entre force et fragilité, entre modalité et tonalité. Plus jeune, il paraissait recroquevillé sur le clavier. Ce soir Brad Mehldau se tient droit, ouvert face au piano, face au public et au monde, comme s’il avait dépassé ce recueillement pour s’adresser à tous de façon universelle.
Il est l’un des pianistes contemporains les plus éclectiques et casse les codes du jazz parfois trop élitistes. Brad change les playlists. Grâce à lui, un public qui « n’aime pas le jazz » se met à venir l’écouter quand il reprend des chansons pop-rock de Radiohead ou des Beatles. Il sait jouer comme très peu des mélodies simples, et les colorer d’harmonies plus sophistiquées grâce à des nappes sonores et des ostinatos rythmiques, comme ce soir lorsqu’il reprend « Here there and everywhere » des Beatles. Il recrée des œuvres classiques à partir de chansons pop.
Brad Mehldau commence le piano à 6 ans. Les premiers pianistes qu’il découvre sont Rubinstein et Horowitz. Sa mère lui promet qu’un jour, il jouera peut-être comme Rubinstein. Intuition maternelle. Adolescent, il écoute Pink Floyd et supplie ses parents de lui offrir « The Wall » pour son anniversaire. Sa mère s’y oppose mais finit par céder. D’une famille très modeste, il n’a droit qu’à 2 ou 3 albums de musique par an. A 13 ans, il découvre le jazz et tombe amoureux d’Oscar Peterson, de son swing et de la clarté de son phrasé. Aux influences de Bill Evans, Charlie Mingus et de tous les grands du jazz, on pense à Keith Jarrett qui lui aussi, brouille les frontières entre jazz et musique classique.
Nous sommes des enfants gâtés ce soir . C’était le Jackpot jazz , classique et pop. Sur le programme il est mentionné que le concert finit vers 21h45 . Après quatre rappels successifs, « Waltz for JB », suivi d’un morceau des Beatles, de « Blackbird » et du standard « Blame me on my use », il est finalement 22h30. Dans une grande humilité, Brad remercie le public pour cette osmose et cette belle énergie, pour « cette rêverie réconfortante qui tire sa puissance expressive de sa délicate fugacité », comme il le dit si bien en évoquant la musique de Fauré.
C’est nous qui le remercions.
Pour aller plus loin et lire les écrits de Brad Mehldau.
visuel (c) Hannah Kay