Avec « Birds », la pianiste et directrice de l’Ensemble Maja, Bianca Chillemi, nous propose un spectacle très original, dérangeant et novateur. On passe du rire à l’émotion, du comique au drame, avec un Ligeti déchainé dans son nouveau genre artistique d’alors, les pièces musicales-phonétiques-dramatiques, et un Maxwell Davies presque aussi fou que son personnage, le roi Georges.
Les Aventures (1962) et Nouvelles Aventures (1965) du compositeur hongrois György Ligeti forment un diptyque à la forme révolutionnaire, qui a marqué un jalon important dans l’histoire du théâtre musical. Avec un orchestre de chambre de sept instruments, trois chanteurs – une soprano, une contralto et un baryton – vont « interpréter » une partition entièrement phonétique composée de cris, de chuchotements, de rires, de râles, d’halètements, de sifflements, de hoquets, d’onomatopées, de battements de lèvres, de claquements de langue, sans que l’on puisse se raccrocher d’aucune manière à un langage existant même déformé. C’est une sorte de synthèse du langage du corps.
L’exercice accompli avec énormément de brio et d’à-propos par la soprano Anne-Laure Hulin, la mezzo-soprano Romie Estèves et le baryton Pierre Barret-Mémy, dure une vingtaine de minutes et laisse le spectateur légèrement étourdi par ce véritable charivari. Car les chanteurs, comme dans une moindre mesure les instrumentistes, ne restent jamais immobiles. Et même s’ils commencent par se tenir « sagement » à leur place derrière leurs pupitres, la pianiste entamant même un rôle vite abandonné de chef d’orchestre, le désordre apparent s’installe très rapidement à tous les niveaux.
On grimace, on se tord le nez, la bouche, on se contorsionne sur la scène, on passe devant, derrière, on joue avec de multiples accessoires, notamment un diapason qui passe de mains en mains, et on se fige également avec un bel ensemble avant de se remettre à bouger en simulant toutes sortes d’attitudes collectives parmi lesquelles on peut distinguer différentes parties. Dans certaines scènes, les chanteurs (et instrumentistes) vont s’adresser les uns aux autres ; dans d’autres, ils se tourneront vers le public, comme d’ailleurs la batterie de projecteurs qui surplombent la scène. La synchronisation de cette véritable chorégraphie est impressionnante comme les performances vocales où chaque chanteurs émet des sons distordus à des hauteurs vocales diverses parfois presque inaudibles, parfois amplifiés au maximum.
Le public apprécie déjà la beauté esthétique de cette troupe en robes et costumes de scène somptueux qui fait directement référence au spectacle « classique ». Et l’écriture de Ligeti comme l’interprétation de l’ensemble Maja, rend aisée la compréhension des messages qui se succèdent sans s’interdire d’interférer soudainement les uns avec les autres : moquerie, tristesse, humour, érotisme, crainte. Les retournements sont brusques comme une sorte de coup de poing, et l’on peut passer d’une scène tranquille et presque murmurée à une manifestation d’hystérie collective impressionnante où chaque chanteur hurle dans un mégaphone. Il y a même un intrus – habillé différemment – qui passe de cour à jardin sans se presser, regarde le public avant de disparaître par la porte opposée ; un clin d’œil à la deuxième partie du spectacle. Musicalement, la trame est riche et surprenante, comme une succession de clips dont le début (ou la fin) serait annoncé par les percussions tandis que les cordes s’insèrent entre les formes purement vocales.
Et l’on glisse tranquillement, tandis que quelques machinistes s’affairent pour modifier le plateau, vers la deuxième partie, le monodrame « Eight songs for a mad King » du maître de musique d’Elisabeth II, Sir Peter Maxwell Davies, créé à Londres en 1969, soit à peu près à la même période que le diptyque de Ligeti.
Ce cycle de chants est une véritable performance pour baryton, puisque l’interprète, l’étonnant Vincent Bouchot, – l’intrus aperçu – doit couvrir plus de cinq octaves, et assurer des graves abyssaux et des aigus en voix de tête. Cette fois, la forme lyrique est plus « classique » puisque la musique a été composée sur un livret du livret de Randolph Staw, écrit à partir de réels propos du roi Georges III, atteint de démence à la fin de sa vie.
Et ces huit « stations » sont parcourues sans temps morts par le comédien-chanteur qui passe d’une relative raison à la folie pure et délirante, annonçant sa mort. Le texte en anglais est admirablement prosodié et là aussi, le décor, dans sa simplicité, est beau et adéquat. C’est autour d’une réplique de « Maman », la fameuse araignée gigantesque de Louise Bourgeois que l’on peut notamment admirer à Londres, que cette démence s’installe progressivement sous nos yeux. Les très jolis oiseaux en papier de couleurs prennent place sur ses pattes quand le roi délire sur la liberté de ces volatiles qu’il adore et admire et disparaissent quand l’obscurité s’empare résolument de son esprit malade qui ne cesse de se créer un univers fantasmagorique. Ce soliloque hallucinant est impressionnant et le baryton français réussit à nous emmener loin dans ses délires, du premier song « The Sentry » au dernier « The Review », en passant par l’émouvant « The Phantom Queen » et l’énergique « Country Dance » où il brise le violon de l’instrumentiste désespérée.
Et ces variations sur la recherche du sens dans l’art et dans la vie, nous semblent très actuelles et très familières finalement.
Saluons la performance réjouissante des chanteurs, la réalisation globale de l’Ensemble Maja, lauréat 2023 du tremplin Jean-Claude Malgoire porté par l’Atelier Lyrique de Tourcoing et la réhabilitation d’œuvres rares de la musique contemporaine qui retrouvent lustre et jeunesse au Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet, toujours à l’avant-garde des programmations décoiffantes.