Une vie de grâce et de pages blanches. Jeff Buckley, aujourd’hui, réinventé par la danse. À l’occasion des trente ans de son unique et dernier album Grace, sorti en 1994, Benjamin Millepied, danseur étoile et ancien directeur de l’Opéra de Paris interprètera ses titres dans un ballet chorégraphié par ses soins, du 5 au 8 novembre 2024, à la Seine Musicale de Boulogne-Billancourt. Telle une boucle qui commence et ne s’achève jamais : « vie éternelle » pour Jeff Buckley.
Icône du folk-rock des années 90, un rock plus doux, alternatif, Jeff Buckley s’en est allé en 1997, mort noyé, tragiquement, dans un affluent du Mississipi. Il nous lègue un album, aujourd’hui trentenaire – et plus que vivant ! Pour Benjamin Millepied, il s’agit de prolonger, de faire durer un univers musical qui l’a immensément touché, l’accompagnant dans « ses mouvements et ses pensées ». Donnant corps à une « tapisserie de danses » composée de douze partenaires, Mojo Pin, Forget Her, Last Goodbye, Lilac Wine, Lover you should’ve come over ou encore Dream Brother – réponse au Dream letter de son père, Tim Buckley, titre dans lequel il se juge trop irresponsable pour représenter la posture du père – s’écouteront et se verront, bientôt, sur scène.
Le 1er février dernier, déjà, Benjamin Millepied, aux côtés de Coline Omasson, Ulysse Zangs, Victoria Roy et Eva Galmel, esquissait ses premiers pas lors d’une nocturne liminaire nommée « Carnets d’esquisses – impressions ». Façon pour lui de donner à voir, in concreto, son processus de création en danse contemporaine et de rappeler, s’il le fallait, la nécessité de décloisonner les arts. Une conception retranscrite dans la vie du danseur par la réalisation de son premier long-métrage, Carmen, paru en 2023 où l’on peut notamment y voir, Paul Mescal, figure désormais implantée du cinéma, après ses rôles dans Normal People (2020) et Aftersun (2022).
La danse et la musique ont ceci de commun qu’elles sont des écritures de l’incarnation. Plus que toute autre, celle de Jeff Buckley est pour Benjamin Millepied « empreinte de liberté ». Toutefois, elle demeurait aussi un endroit de discipline et de déceptions permanentes pour Buckley. En 1995, il confiait dans une interview aux Inrockuptibles : « Depuis l’année dernière, je n’ai pas été capable d’écrire une chanson. Toujours en tournée, pas moyen de prendre la moindre distance. (…) Je ne suis qu’un pantin traîné de salle en salle ». De fait, la musique, tout comme la danse, se doit d’appréhender la discipline, de faire en sorte qu’elle « n’entrave pas la liberté mais l’y conduise » rappelle Alexandre Lacroix, philosophe, dans son dernier essai. Dans une perspective bergsonienne, située entre la spiritualité et le matérialisme, l’âme et le corps, Benjamin Millepied n’ajoute rien à la liberté, ni à la rigueur trop souvent avortée de Buckley, il prolonge simplement une certaine intuition, un élan vital.
Avec Millepied, on ne peut plus utiliser l’imparfait – ce temps que Proust réprouvait dans une préface à l’auteur anglais John Ruskin, du fait de sa morosité – et dire « Jeff Buckley était ». Au contraire, on pourra retrouver en salle, prochainement, quelque chose du présent, de l’épiphanie, de son « lilac wine » ou vin lilas, métaphore qui remémore autant qu’elle ne perd.
Visuel : © Jack Vartoogian / Getty Images