Ce 9 février au Grand Théâtre de Genève, la soprano lituanienne Aušrinė Stundytė subjugue le public avec une prestation d’anthologie dans un programme exigeant réunissant les lieder de Berg, Schönberg et Strauss et une version semi-scénique du monodrame Erwartung de Schönberg.
Vêtue d’une longue robe plissée noire, Aušrinė Stundytė entre en scène en chantant « Erwartung » (Attente), le premier lied du cycle Vier Lieder, op. 2 de Schönberg. Tel un grand félin majestueux et magnanime, la soprano investit la scène d’un pas flâneur et déploie sa voix chaude avec précision, granularité et générosité. Sa projection est excellente dans toutes les nuances et sa diction en allemand parfaite.
Quelques spectateurs se mettent à applaudir à l’issue du premier morceau, mais Aušrinė Stundytė les arrête avec un signe de la main et un sourire indulgent. Elle enchaîne sans pause le cycle Sieben frühe Lieder (Sept lieder de jeunesse) d’Alban Berg. Le jeune Berg compose une centaine de lieder pour voix de femme et piano entre 1905 et 1908, alors qu’il étudie encore avec Arnold Schönberg. En 1928, il en choisit sept pour former et orchestrer le cycle, créé le 6 novembre 1928 à Vienne par la soprano tchèque Ruzena Herlinger.
Dans « Nacht » (Nuit) et « Schiflied » (Chanson du roseau), Aušrinė Stundytė crée une ambiance mystérieuse et menaçante avec des gestes et des modulations vocales subtils et efficaces. Chantant « Die Nachtigall » (Le rossignol), qui décrit les sentiments contradictoires d’une jeune fille, elle se dirige vers la console sur laquelle sont posés deux vases remplis de roses rouges. Au fur et à mesure que la musique s’intensifie jusqu’à l’extase, Stundytė prend un bouquet, le serre contre sa poitrine comme un amant et laisse les roses glisser jusqu’à tomber par terre, tel un amour déçu.
Son interprétation de « Traumgekränt » (Couronné de fleurs), d’après Rainer Maria Rilke, est déchirante, d’une tendresse sauvage qui se mue en quelque chose de plus doux et sensuel dans « Im Zimmer » (Dans la chambre) et « Liebesode » (Ode à l’amour). Les spectateurs, impatients de montrer leur appréciation, s’aventurent une fois de plus dans un début d’applaudissement, mais la soprano sourit et, sans attendre, conclut le cycle avec « Sommertage » (Jours d’été). Un éclat d’applaudissements et de bravos déferle finalement.
Aušrinė Stundytė et Andrej Hovrin, qui l’accompagne au piano avec la complicité d’un ami de longue date, enchaînent avec « Waldsonne » (Soleil dans la forêt) de Schönberg. Après une sélection de cinq lieder du cycle Acht Lieder, aus « Letzte Lieder » op. 10 de Richard Strauss, Stundytė termine la première partie du programme avec trois des Vier Lieder de Schönberg. Entre les aigus cristallins et les graves amples et étoffés, Aušrinė Stundytė module sa voix et sa gestuelle avec une parfaite justesse émotionnelle, insufflant à ce répertoire une authenticité singulière.
Après l’entracte, le programme se poursuit avec Erwartung (Attente), l’emblématique monodrame expressionniste d’Arnold Schönberg. Ce monument du modernisme a été composé en 1909 sur un livret de Marie Pappenheim et crée en 1924 à Prague. D’une durée d’exécution d’une demi-heure, l’œuvre est un monologue pour soprano solo, accompagnée ce soir par le piano qui remplace le grand orchestre habituel.
Contemporain du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, Erwartung aborde des thèmes psychologiques semblables. « Dans Erwartung, écrit Schoenberg (Le Style et l’Idée), je me suis proposé de représenter à loisir ce qui peut se produire dans une unique seconde de la plus intense émotion et mon œuvre s’étend sur une demi-heure ». L’œuvre est d’une très grande complexité : au cours de 426 mesures, il n’y a aucune reprise de matériaux musicaux et seule la première scène contient neuf changements métronomiques et seize changements de tempo en une trentaine de mesures.
Sur la scène, plongée dans un noir profond, une petite lampe s’allume. Vêtue d’une simple chemise de nuit blanche, Aušrinė Stundytė est couchée sous le piano en position fœtale. Elle se lève et erre, pieds nus et tachée de sang, sur une scène recouverte de roses. Fragile, paralysée par la terreur, elle marche sur les longues tiges épineuses. On craint qu’elle ne se blesse, mais, affolée par sa quête désespérée, elle paraît insensible à la douleur.
De plus en plus angoissée, elle déambule dans le noir jusqu’à découvrir le cadavre de son amant. Elle cherche à le ramener à la vie. Elle le relève, l’embrasse, le déshabille, l’accable de reproches, le traîne d’un bout à l’autre du plateau. Dans un long monologue, elle le confronte avec les souvenirs de sa trahison, exprime sa jalousie avec violence, pour finir sur le constat d’une désolation et une solitude infinies.
Pour dérouler les quatre scènes d’Erwartung, la soprano doit disposer d’une large palette vocale, faire preuve d’autant d’agilité que d’endurance et nourrir le drame qui relie la partition foisonnante. Aušrinė Stundytė fait tout cela et bien plus encore. Elle incarne le rôle avec une intensité à la limite du supportable. Vocalement, physiquement et émotionnellement, elle donne tout. On ne peut que regretter que cette performance bouleversante n’ait pas été enregistrée pour la postérité.
« Ça alors… ! » gémit une dame d’un certain âge, exprimant le sentiment de nombreux spectateurs. Secoués par l’expérience qu’ils venaient de vivre, ils applaudissent, longuement et vigoureusement, autant par gratitude à cette immense artiste, que par soulagement d’avoir survécu à ce grand moment de musique.
Visuel : © Dominik Odenkirchen