Vendredi 2 août, à l’église de Saanen, Sol Gabetta, la violoncelliste et lauréate du Grand Prix suisse de musique 2024, nous fait découvrir des répertoires interprétés par Lisa Cristiani, l’une des premières femmes violoncellistes professionnelles. Récréant un programme que la virtuose française aurait pu jouer au milieu du XIXe siècle pendant sa tournée en Sibérie, Sol Gabetta et ses musiciens nous emmènent en voyage musical festif et passionnant.
Le concert affiche complet et une demi-heure avant le début, l’église de Saanen est déjà bien remplie. L’équipe d’Arte qui produit un film documentaire sur Sol Gabetta s’affaire devant l’entrée des artistes. Pendant que les spectateurs endimanchés, assis sur les bancs devant l’église, profitent des derniers rayons de soleil et admirent la vue sur l’une des plus belles scènes bucoliques de Suisse. Les plus chanceux sont venus par le mythique train panoramique qui relie Montreux et Gstaad.
Le voyage est au cœur du programme que Sol Gabetta nous fait découvrir ce soir. Celle que ses proches appellent affectueusement « la nomade » part à la recherche d’une autre violoncelliste virtuose et voyageuse intrépide : Lisa Cristiani. Née le 24 décembre 1827 à Paris, d’un père inconnu et orpheline de mère, Lisa est élevée par ses grands-parents dans un milieu artistique. Sa grand-mère, Agathe-Maria Richard, était comédienne. Son grand-père, Nicolas-Alexandre Barbier, apprenait le dessin aux enfants de Louis-Philippe. Son oncle Jules-Paul Barbier, avec lequel Lisa a grandi, était le librettiste de Giacomo Meyerbeer, Ambroise Thomas, Charles Gounod et Jacques Offenbach.
Dès son plus jeune âge, Lisa commence des études de composition, de chant et de piano. Elle excelle en théorie musicale, mais ses mains sont trop petites pour atteindre la virtuosité pianistique. Son grand-père l’oriente donc vers le violoncelle. A 14 ans, Lisa Chrétien Barbier commence à se former au violoncelle avec Bernard Benazet. En 1845, alors qu’elle n’a que 17 ans, elle prend le nom de scène Lisa Cristiani et joue son premier récital le 14 février 1845 à la salle Herz à Paris. Avant de conquérir Rouen, Bruxelles, Vienne et d’autres grandes villes européennes. Avec le cachet de sa tournée, elle s’achètera un Stradivarius de 1700 et y fera graver son nom.
A une époque où le violoncelle n’est pas considéré comme un instrument qui convient à la gent féminine, tant sa manipulation est jugée indécente, Lisa Cristiani défie les préjugés. Et impose son style de jeu, rendu possible grâce à une invention du violoncelliste belge Adrien-François Servais : la pique qui lui permet de soutenir son large Stradivarius. Première femme à se produire publiquement en tant que violoncelliste, Lisa Cristiani enchaîne des tournées en Allemagne, en Scandinavie et en Russie. Elle fait sensation partout où elle apparaît. A Leipzig, elle fascine Felix Mendelssohn qui lui dédicacera sa Romance sans paroles, op. 109. A Copenhague, le roi du Danemark la nomme « virtuose de la cour. » En Suède, on l’appelle « la Sainte-Cécile française ».
Après une saison de concerts à Saint-Pétersbourg et dans les alentours en 1847, elle entreprend un long voyage insolite jusqu’en Sibérie, en passant par Moscou, Kazan et Ekaterinbourg. Accompagnée d’un pianiste allemand et d’une servante russe, Lisa Cristiani arrive à Tobolsk, où elle se joindra à l’expédition du général Nikolaï Mouraviev, le gouverneur de la Sibérie orientale. Lisa Cristiani se lance dans une folle aventure pour « compléter ma vie d’artiste », comme elle l’écrit dans une lettre à sa famille.
Elle traverse la Sibérie jusqu’au Kamtchatka, parcourt plus de 20 000 km avec son Stradivarius. Se déplace en traîneau, en charrette, à cheval ou à pied. Donne une quarantaine de concerts, se voit plusieurs fois refuser l’entrée en Chine et s’émerveille devant la beauté paradisiaque des paysages mongoles. Dans ses mémoires, Voyage dans la Sibérie orientale (1863), elle évoque la traversée périlleuse du lac Baïkal, le froid et « des steppes sans fin où l’on perd la tête avant d’être enseveli sous la neige ». Elle décrit aussi une aventure singulière : pendant qu’elle jouait du violoncelle sur un bateau l’emmenant à travers la mer d’Okhotsk, « une baleine a nagé avec insistance le long du bateau, ce qui laisse penser qu’elle comprenait et appréciait la musique ».
Rentrée à Moscou en 1850, Cristiani effectue plusieurs tournées de concerts en Ukraine, dans les pays baltes et dans le Caucase. A Kiev, elle rencontre et joue avec le virtuose Adrien-François Servais. Lev Tolstoï assistera à son dernier concert, le 18 juillet 1853 à Pyatyigorsk, dans le Caucase du Nord. En septembre, Lisa Cristiani se rend à Novocherksk, où sévit une épidémie de choléra. Elle y succombera le 24 octobre, à l’âge de 26 ans. Elle est enterrée sur place, mais son Stradivarius a été rapatrié en France. L’instrument est actuellement exposé au Museo del Violino à Crémone où Sol Gabetta a eu l’occasion de le jouer l’année dernière.
Lors de ses concerts, Lisa Cristiani interprétait souvent des pièces courtes et chantantes, qui soulignaient l’élégance et la virtuosité de son jeu. Son programme comprenait des transcriptions de mélodies populaires de Schubert, Donizetti et Ernst. Mais aussi des transpositions au violoncelle du bel canto d’Alexandre Batta, quelques compositions originales d’Offenbach ou de Franchomme, des danses du XVIIe siècle. Sans oublier la musique de chambre de Hummel, Rossini, Beethoven ou Mayseder.
Pour faire revivre le répertoire de Lisa Cristiani et l’esprit de ses concerts à l’église de Saanen, Sol Gabetta s’entoure de jeunes talents venus de quatre coins du monde. Le premier violon, Dmitry Smirnov, est originaire de Saint-Pétersbourg, le deuxième violon, Brandon Garbot, vient de Portland. L’altiste Pauline Sachse est de Hambourg, le violoncelliste Hayk Sukiasyan est arménien. La contrebassiste Uxía Martínez Botana est espagnole, le pianiste Sergio Ciomei est natif de Gênes. Cette joyeuse bande, débordante d’enthousiasme et de bonne énergie, s’attaque à ce répertoire rarement joué avec une application exubérante qui compense amplement les quelques petites imperfections d’exécution.
A peine installés, Smirnov, Garbot, Sachse et Sukiasyan se lancent dans le quatrième mouvement (Vivace) du Quatuor op. 71 de Joseph Haydn. Après cette pétillante mise en bouche, Sol Gabetta et le quintet de cordes – la contrebassiste Uxía Martínez Botana se joint aux musiciens sur scène – jouent le splendide « Souvenir de Spa » op. 2 d’Adrien-François Servais. Largement méconnu aujourd’hui, le violoncelliste et compositeur belge était appelé « le Paganini du violoncelle » par ses contemporains. Il joue avec Franz Liszt en 1837 et avec Felix Mendelssohn en 1844, avant de voyager à travers l’Europe et la Russie comme musicien itinérant jusqu’à sa disparition en 1866. Propriétaire, comme Lisa Cristiani, d’un Stradivarius de 1701 qui porte son nom, il a libéré le violoncelle de l’emprise des mollets. Sa double invention – la pique et l’archet souple – lui a permis de surmonter de nombreuses difficultés techniques et d’élargir sa gamme de sons.
Une introduction du quintet énergique est suivi d’un lyrique passage solo du violoncelle qui se transforme en un thème dansant et accrocheur. La pièce d’une durée d’exécution d’environ 17 minutes est clairement écrite pour permettre une démonstration ostentatoire de la virtuosité du violoncelliste. Mais Sol Gabetta s’en passe. Elle préfère exécuter les voltiges de la partition avec une apparente facilité qui n’est pas sans rappeler Simone Biles atterrissant sur ses pieds avec le sourire après un double salto arrière groupé avec une triple vrille.
Seuls les regards admiratifs de ses accompagnateurs et la rapidité de ses mouvements laissent deviner la difficulté technique et physique de la pièce. Tel un chat levant sa patte pour renverser un verre, Sol Gabetta sourit à l’un ou l’autre des musiciens avant de les entraîner dans un tourbillon vertigineux dont ils ne sont pas sûrs d’émerger intacts. Les spectateurs aussi retiennent leur souffle. L’éclat d’applaudissements qui suit les dernières mesures est autant l’expression de ravissement que de soulagement.
Alors que le quintet s’installe sur les chaises derrière la scène, Sergio Ciomei rejoint Sol Gabetta devant. « Une Larme » pour violoncelle et piano de Gioacchino Rossini fait partie de son cycle Péchés de vieillesse. Composé en 1858 dans sa villa à Passy où le compositeur mène une existence paisible et casanière, ce morceau mélancolique et poignant aux ambiances changeantes est devenu l’un des grands favoris des violoncellistes jusqu’à aujourd’hui. Sergio Ciomei au pianoforte se montre un poil trop énergique. Mais Sol Gabetta rétablit rapidement l’équilibre sonore pour le bonheur de tous.
Le quintet se joint à Sol Gabetta pour une nouvelle révélation musicale. Jacques Offenbach, qui jouait lui-même au violoncelle, a composé la « Prière et Boléro », connue aussi sous le nom Grande Scène espagnole pour violoncelle, en 1840 comme pièce de parade à son propre usage. « Prière et Boléro » a accompagné le compositeur jusqu’à ses dernières apparitions publiques. Il l’a jouée devant les têtes couronnées d’Europe et lors de ses tournées en France comme en Allemagne. Sol Gabetta semble prendre beaucoup de plaisir à jouer cette pièce. Il faut reconnaître que son mélange d’intériorité contemplative et de virtuosité fougueuse lui va comme un gant.
Sol Gabetta et Sergio Ciomei enchaînent avec deux morceaux qui font partie des mélodies les plus connues du répertoire classique en général et celui de Lisa Cristiani en particulier : « Ständchen » de Franz Schubert et « Une furtiva lagrima » de L’elisir d’amore de Gaetano Donizetti, arrangé par Alexandre Batta. En revanche, on s’éloigne du répertoire de Cristiani avec les deux arrangements pour le quatuor à cordes qui suivent : « Crisantemi » de Giacomo Puccini et Sonata a Quattro n 6 « La Tempesta » de Gioacchino Rossini.
« Crisantemi » est une belle composition expressive, chromatique et langoureuse. Elle a été écrite en en 1890 pour marquer la disparition, à 44 ans, d’Amedeo Ferdinando Maria di Savoia, duc d’Aoste, membre de la famille royale italienne et brièvement roi d’Espagne. Le quatuor en livre une exécution correcte et Dmitry Smirnov sort du lot avec un jeu expressif et sensible. Mais l’ensemble manque d’équilibre entre les différents instruments.
« La Tempesta » est une œuvre de jeunesse fraiche et vigoureuse qui trouvera son écho dans Guillaume Tell, le dernier opéra de Rossini. Le dialogue entre pupitres qui se densifie, tels les nuages menaçants qui s’accumulent au-dessus de la montagne, est mené par un Dmitry Smirnov tonique et entraînant. Garbot et Sukiasyan le suivent bien, même si leur jeu manque quelque peu de dynamisme. Un reproche que l’on ne peut guère adresser à la contrebassiste car Uxía Martínez Botana semble engagée dans un combat infernal avec son instrument. Elle n’en sort pas pour autant une tempête digne de ce nom, mais ses cheveux en bataille et les biceps qui gonflent sous l’effort forcent le respect.
Le retour de Sol Gabetta sur scène est suivi d’une ravissante et entraînante transcription pour violoncelle et piano de la célèbre chanson qui a bercé le jeune Tchaïkovski : « Solovey » (Rossignol) d’Alexander Alyabyev. Remis dans l’ambiance russe, les spectateurs sont prêts pour la « Fantaisie sur deux airs russes » op. 13 de François-Adrien Servais, basée sur les chansons « Solovey » et « Le Sarafan rouge » d’Aleksander Varlamov. Réunis au grand complet, les musiciens, revigorés par la présence galvanisante de Sol Gabetta, donnent tout pour cette pièce maîtresse de la soirée. Réunissant tous les éléments du programme, la Fantaisie est un mélange saisissant de lyrisme, de virtuosité, d’aventure, de folie, de mélancolie, de vitalité et d’écorchure. Les spectateurs, leurs visages illuminés par les sourires, remercieront les musiciens avec des applaudissements appuyés.
Sol Gabetta a joué deux bis : le Lied Ohne Worte que Felix Mendelssohn avait écrit pour Lisa Cristiani en 1845 et Mosè-Fantasia : Variations sur une seule corde sur un thème de Rossini ou Mose-Fantasia, de Niccolo Paganini qu’elle-même avait joué au concours de Lausanne, il y a trente ans. « Elle a la même expression qu’à 13 ans », note avec tendresse une dame distinguée. « C’est la maman de Sol », chuchote un voisin, fixant des yeux Irène Timacheff-Gabetta qui se dirige vers la sortie pour rejoindre sa fille.
Visuels : @ Raphaël Faux