Au Grand Théâtre de Genève, « Khovantchina » clôt avec éclat le cycle russe de Calixto Bieito

Khovantchina : L’impressionnante œuvre inachevée de Moussorgski

Après Guerre et la Paix de Prokofiev en 2021 et Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch en 2023, le metteur en scène catalan Calixto Bieito et le directeur musical argentin Alejo Pérez, se réunissent une fois de plus pour créer une nouvelle production de Khovantchina. La grande fresque épique au rythme haletant, avec ses confrontations spectaculaires, ses complots, ses envolées mystiques, jusqu’au suicide collectif par feu purificateur, est un excellent choix pour clore la trilogie russe au Grand Théâtre de Genève.

Au moment de son décès en 1881, alors qu’il n’a que 42 ans, Modeste Moussorgski laisse derrière lui le livret de son opéra Khovantchina en cinq actes et la partition presque terminée pour le piano. En revanche, l’orchestration de l’œuvre est pratiquement inexistante. Entre 1881 et 1882, Nikolai Rimski-Korsakov complète, révise et orchestre Khovantchina. Sa version sera créée en 1911 avec le grand Féodor Chaliapine dans le rôle du chef des vieux-croyants Dossiféï.

À la demande de  Sergei Diaghilev, Igor Stravinski et Maurice Ravel préparent une nouvelle orchestration en 1913, mais Chaliapine refusera de la chanter. Il ne reste aujourd’hui de cette orchestration que le finale sombre et poétique de Stravinsky. En 1958, Chostakovitch a été commissionné pour orchestrer Khovantchina pour le film soviétique éponyme, sorti en 1959. La version de Chostakovitch, considérée plus fidèle à la musique et à l’intention de Moussorgski que celles de Rimski-Korsakov et de Stravinsky, a été nommée aux Oscars dans la catégorie de la meilleure musique de film en 1962 et retenue, avec le final de Stravinsky, au Grand Théâtre de Genève.

L’histoire de Khovantchina est basée sur  le combat pétri de passion et de fureur, qui oppose les slavophiles et les occidentalistes en Russie du XVIIe siècle, le clivage fondateur qui traverse l’histoire russe jusqu’à nos jours. La Khovantchina est le nom donné à la révolte du Prince Ivan Khovanski, des vieux-croyants et des régiments de streltsy de Moscou contre la régente Sophia Alexeïevna et les deux jeunes tsars Pierre le Grand et Ivan V, qui tentaient d’instaurer des réformes occidentales en Russie. Sophia est d’abord chassée de Moscou, mais à l’aide du boyard Chaklovity, elle revient, écrase l’insurrection, fait exécuter Khovanski et contraint le Prince Vassili Galitsine à l’exil. Dans le récit de Moussorgski, les vieux-croyants s’immolent collectivement, plutôt que de se rendre aux troupes du Tsar qui arrivent.

La mise en scène contemporaine de Calixto Bieito

Avec un indéniable sens dramatique, Moussorgski condense les sept années de lutte entre l’ancienne et la nouvelle Russie entre 1682 et 1689 autour de trois personnages aux tessitures graves et personnalités marquantes – Marfa, Dossifeï et Khovanski – unis par leur commun attachement à la vielle Russie. De l’autre côté, le Prince Galitsine et le boyard Chaklovity agissent au nom de la Tsarine et cherchent à réformer la Russie.

Pour faire ressortir les tensions dramatiques de l’œuvre, Calixto Bieito opte pour une mise en scène entre le passé soviétique et le présent russe. On y trouve ainsi l’effigie de Staline dans son cercueil posé sur une estrade funéraire au-devant de la scène, des projections vidéo de ballerines et des mosaïques soviétiques glorifiant l’ouvrier et l’astronaute. D’autre part, les chœurs habillés en treillis militaire noir des milices Wagner ou encore, la maquette du siège du Parlement européen à Strasbourg mise au feu et les drapeaux européens piétinés évoquent une actualité bien plus récente.

Le tableau d’ouverture montre un hall d’aéroport ou de gare – très habilement éclairé par Michael Bauer – où les voyageurs restent immobiles à côté de leurs valises pendant toute la durée de « l’Ouverture », comme s’ils ne savaient pas quelle direction prendre. Bieito revient à la métaphore de voyage à la fin, lorsque les mêmes passagers poussent vers l’arrière de la scène un train  symbolisant la disparition de la vieille Russie et le suicide collectif des vieux-croyants.

Une belle distribution majoritairement russophone

La pièce ouvre avec le catafalque sur lequel repose le corps de Staline, son visage vert de putréfaction. Un collier de cuillères autour du cou, le strelets Kouzka dévore le visage du « petit père des peuples » en agitant obscènement la langue. Le jeune ténor croate Emanuel Tomljenović offre une remarquable performance vocale et scénique de ce personnage d’idiot du village violeur de chèvres. Le ténor américain Michael J. Scott est tout aussi captivant dans le rôle du scribe qui prend note de la missive du Prince Khovanski en se propulsant à travers le plateau en chaise de bureau à roulettes, pendant que les lettres rouges en cyrillique défilent derrière lui, tel le cours de Dow Jones qui s’effondre après une annonce de Trump.

L’intrigue amoureuse oppose le Prince Andreï Khovanski (l’intense ténor polonais Arnold Rukowski) à son ancienne maitresse, la vieille-croyante Marfa (Raehann Bryce-Davis) et à son père le Prince Ivan Khovanski (Dmitry Ulyanov). Ce dernier convoite Emma (la cristalline soprano russe Ekaterina Bakanova), la nouvelle flamme d’Andreï. Une première violente dispute de la pièce sera résolue par le chef spirituel des vieux-croyants, Dossiféï (l’ardente basse ukrainienne Taras Shtonda). L’écriture de Moussorgski offre de nombreuses opportunités aux solistes pour déployer leurs voix et le formidable Dmitry Ulyanov investit le plateau avec une voix ample et la présence conquérante d’un Evgueni Prigojine au sommet de son pouvoir.

Le Prince Galitsine (Dmitry Golovnin), en costume trois-pièces, fait son entrée en scène sur une plaque tournante, affalé sur un canapé à côté de la maquette du Parlement européen qui lui sert de bar à vodka. Le ténor russe Dmitry Golovnin campe avec aisance son personnage d’oligarque occidentalisé qui craint pour sa vie, car en rupture de ban avec le pouvoir. Arrogant et angoissé, il convoque la diseuse de fortune Marfa. Suit le célèbre air de la prophétie de la vieille-croyante qui lui prédit la chute et l’exil. Le baryton biélorusse Vladimir Sulimsky incarne le personnage sinistre et ambigu du boyard Chaklovity avec brio, ce qui lui a valu un applaudissement après son air « Il dort, le nid des streltsi », en plein milieu du troisième acte.

La mezzo-soprano afro-américaine Raehann Bryce-Davis défend son rôle avec panache :  dreadlocks, manteau en cuir noir, mini-jupe et l’attitude. Sa voix chaude, envoutante et portée par une ferveur singulière complète ce personnage de femme déchue à la croisée du vaudou et du rock’n’roll. Marfa annonce la déchéance du Prince Galitsine dans un registre grave d’une richesse visqueuse qui évoque une lente noyade dans une fondue de chocolat. Elle séduit Susanna (la soprano lettone Liene Kinča), une vieille-croyante fanatique, pour lui démontrer que l’on ne peut pas résister à la passion. Avec la même énergie impitoyable, Marfa étouffe son amoureux Andreï et tire son cadavre sur elle dans une dernière étreinte avant que le feu ne les consomme.

Certes, Bryce-Davis n’est pas Olga Borodina, mais sa Marfa est fraiche, féroce et splendidement bieitoesque. Le pari n’était pas gagné d’avance, mais le public genevois enthousiaste a réservé ses applaudissements les plus chaleureux à la mezzo américaine qui a visiblement su convaincre par son authenticité.