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Argerich et Kovacevich, un duo légendaire à la Philharmonie de Paris

par Hannah Starman
17.10.2023

Ce 15 octobre, la salle Pierre Boulez est pleine à craquer. Une centaine de chaises a été ajoutée sur la scène pour en augmenter la capacité. Martha Argerich et Stephan Kovacevich accueillent le violoniste Geza Hosszu Legocky et le violoncelliste Edgar Moreau autour d’un programme qui fait la part belle au romantisme germanique et à l’œuvre de Debussy.

Martha Argerich et Geza Hosszu Legocky volcaniques

La soirée ouvre avec la Sonate nº 1 pour violon et piano de Robert Schumann. Martha Argerich arrive sur scène, accompagnée du virtuose d’origine tsigane Geza Hosszu Legocky. Elle jette des regards furtifs vers le public qui envahit son espace, tout en esquissant quelques sourires vaillants dans sa direction.  Plus d’une fois, Martha Argerich avait partagé la confidence que la proximité physique du public lui inspire la peur. On regrette que cette Première sonate n’ait pas pu être jouée dans une ambiance plus détendue. Car, de toute évidence, Martha Argerich attaque cette sonate mal aimée de Schumann comme si elle voulait en finir au plus vite, pour se libérer de cet étau de spectateurs sur scène qui semble l’étouffer.

 

À ses côtés, Geza Hosszu Legocky offre une présence rassurante, doublé d’un jeu aussi endiablé que mélancolique. Certains reprochent à ce violoniste suisso-américain d’origine hongroise et ukrainienne d’interpréter tout le répertoire classique comme si c’était de la musique tsigane, mais la critique est aussi réductrice que déplacée. Certes, il bouscule l’univers policé de la musique classique : son approche sensuelle et instinctive est tout sauf académique , son répertoire éclectique (klezmer, tango, musique tsigane, jazz, folk et pop) et son tempérament musical empreint d’un héritage à la fois tsigane et juif.  « Je joue avec mon cœur, je ne suis pas un robot du violon », dit-il dans une interview avec Olivier Bellamy.

« Il est unique », tranche Martha Argerich à propos de cet enfant prodige, issu d’une illustre lignée de musiciens. Dora Schwarzberg, que le violoniste et pédagogue Felix Galimir décrit comme « la représentante typique de l’école du violon Odessa-Moscou-Jérusalem-New York », sélectionne Legocky à l’âge de 6 ans pour être admis à l’Académie de musique de Vienne. À 7 ans, le jeune violoniste part en tournée en Italie et à 9 ans il gagne le concours international « Prima la Musica ». À 10 ans, François Girard l’invite à interpréter le rôle du violoniste tsigane dans le film Le violon rouge et Monserrat Caballé le choisit parmi 10,000 enfants pour l’accompagner avec l’Orchestre National Russe à Moscou. Il rencontre Martha Argerich à l’âge de 12 ans et c’est elle qui lui ouvrira les portes du Festival de Verbier et de Lugano. Depuis le triomphe de la Sonate de Franck au Festival de la Ruhr en 2005, les deux musiciens se retrouvent régulièrement sur scène.

Sonate nº 1 pour violon et piano de Robert Schumann

Le duo nous livre une Sonate n°1 inégale, mais débordante de tempérament, d’émotion et d’authenticité. Jouant sans partition, Geza Hosszu Legocky semble dans son élément : farouche, exalté et bouleversant. Mais le flamboyant showman est également conscient que la bonne ambiance habituelle n’est pas tout à fait au rendez-vous. Il semble soucieux de soutenir Martha Argerich, qui, tout en apportant du bonheur à un public admiratif et chaleureux, n’y prend visiblement aucun plaisir elle-même. Son front est plissé, ses lèvres pincées et les petits sourires qui accompagnent habituellement son jeu, sont absents. Elle boucle le premier mouvement, « Avec expression passionnée », quelques secondes avant Legocky et plutôt avec l’expression qu’un majestueux cerf argenté réserve au fusil pointé sur lui. Pendant que le public non averti applaudit, elle ajuste son tabouret et enchaîne sur l’Allegretto. Elle lance plusieurs regards affirmés à Geza Hosszu Legocky, comme pour l’inciter à aller plus vite. Le tempo effréné nous donne quelques époustouflants passages et provoque une deuxième salve d’applaudissements inopportuns. Cette fois-ci, Martha Argerich secoue la tête en direction du public et sourit avec l’indulgence d’une immense artiste qui en a vu d’autres.

 

Le troisième mouvement, « Lebhaft », est le plus réussi. Geza Hosszu Legocky se lâche dans un final somptueux de ferveur qui lui coûte quelques mèches de son archet (qu’il arrache d’un geste sec avant de poursuivre). Martha Argerich se prend au jeu, fait quelques moues fuyantes, hoche la tête et, comme le rayon de soleil qui transperce un nuage menaçant de noirceur, on retrouve son regard brillant et son humour espiègle. Pressée de quitter la scène, elle fera quelques courbettes rapides vers le public avant de s’éclipser. On sent que Geza Hosszu Legocky aurait aimé profiter un peu plus longtemps de l’attention de ce public enthousiaste, mais en vrai gentleman, il emboîte le pas d’Argerich sans se retourner.

Le Beethoven dépouillé et bouleversant de Stephen Kovacevich

Le concert se poursuit avec la Sonate nº 31 op. 110 pour piano de Beethoven, jouée par Stephen Kovacevich, le pianiste américain aux origines serbes et croates, aussi réputé pour ses mémorables interprétations du répertoire classique et romantique que pour sa relation avec Marta Argerich dans les années 1970. En 2012, la fille issue de cette union, Stéphanie Argerich, réalisera un film documentaire intimiste, drôle et poignant sur sa famille, Bloody Daughter, l’affectueux sobriquet que lui a donné son père.

 

 

Stephen Kovacevich, qui fêtera ses 83 ans deux jours après le concert à la Philharmonie, s’approche du Steinway d’un pas un peu hésitant et s’installe, en pliant ses jambes sous le tabouret aux pieds sciés selon ses instructions, pour jouer la Sonate nº 31 de Beethoven. Stephen Kovacevich, qui avait enregistré une intégrale des sonates pour piano de Beethoven en 2003, acclamée par le public et la critique, n’a rien perdu de son esprit, ni de sa poésie, même si certains s’interrogent pour savoir si le changement de programme de dernière minute (Rachmaninov a été remplacé par Debussy) ne serait pas dû à une diminution de la dextérité digitale de ce pianiste hors du commun.

 

Kovacevich infuse l’avant-dernière sonate pour le piano de Beethoven d’une merveilleuse musicalité et de ce son unique qui le caractérise : ardent, franc et tellement dénué de toute mièvrerie qu’il peut en paraître presque froid. Dans son interprétation, Kovacevich accompagne la sensibilité incisive qui l’anime d’une remarquable économie de mouvement et donne ainsi à la Sonate nº 31 une dimension essentielle et épurée, comme un adieu intense et digne d’un Beethoven en proie à une insondable tristesse.

Les Sonates de Debussy avec Martha Argerich, Geza Hosszu Legocky et Edgar Moreau

La deuxième partie de la soirée est entièrement dédiée à Claude Debussy. Martha Argerich et Geza Hosszu Legocky reviendront pour jouer sa Sonate pour violon et piano. Dans une lettre du 22 juillet 1915, Debussy annonce à son éditeur, Jacques Durant, un projet de Six sonates pour divers instruments. Martyrisé par un cancer du colon, qui l’emportera dans la nuit du 25 au 26 mars 1918, il n’en composera que trois. La Sonate pour violon, écrite en 1917, sera son ultime œuvre. « Cette sonate sera intéressante d’un point de vue documentaire », écrira Debussy, « et comme un exemple de ce qu’un homme malade peut écrire pendant une guerre. Je la dédie pour ceux qui savent lire entre les portées ! »

 

Malgré le désespoir et l’angoisse que lui inspirent la douleur et la mort, Debussy veut laisser une « œuvre pleine de vie, presque joyeuse. L’esprit souffle où il veut. Moi je croupis dans les usines du néant. » La Sonate pour violon a été créée le 5 mai 1917 à la salle Gaveau à Paris en présence de Claude Debussy. Ce sera sa dernière apparition en public.

 

 

Le duo Martha Argerich et Geza Hosszu Legocky nous offre une Sonate pour violon à la hauteur de l’enjeu : pétrie de caractère, déchirante de beauté et parsemée de ces éclats de ravissement que seule la conscience de l’abîme peut engendrer. Si la complicité n’est plus à démontrer entre Argerich et Legocky, la chimie n’est pas la même avec le violoncelliste Edgar Moreau. Tandis que Geza Hosszu Legocky arrive à défendre son pré carré avec l’élégance et le sourire ténébreux d’un charmant gangster, Moreau se voit vite débordé par le piano expansif d’Argerich. Dès les premières mesures de la Sonate pour le violoncelle et le piano, son David Tecchler de 1711 glissera dangereusement et on serre les dents pour le jeune violoncelliste vêtu d’un costume sombre et de chaussettes rouges dont il n’aurait pas à rougir dans une réunion du conseil d’administration de la Banque cantonale vaudoise. Pourtant, Edgar Moreau ne manque pas de feu et révèle une grâce solaire, notamment dans les passages solo du deuxième mouvement.

Martha Argerich et Stephen Kovacevich : Debussy à deux pianos

Mais le grand moment de la soirée commence quand Martha Argerich et Stephen Kovacevich arrivent sur scène ensemble : deux géants aux crinières blanches, amis depuis des décennies, marchant main dans la main d’un pas précautionneux. Argerich prend place au piano ouvert et sur le devant de la scène. Kovacevich s’installe au Steinway à moitié fermé à côté. Assis très bas, Kovacevich est presque invisible derrière Argerich et ce n’est que grâce à sa chemise indienne grenat qu’on l’aperçoit de temps à l’autre. Il n’y a pas une ombre de doute sur qui mène la danse. Avec un hochement de tête, un geste impérieux de la main ou encore un regard appuyé, Argerich dirige son partenaire à travers les deux derniers morceaux de Debussy : Lindaraja et En blanc et noir.

Composé en avril 1901, Lindaraja est une brève partition d’environ cinq minutes, écrite pour deux pianos. La première pièce « espagnole » de Debussy, Lindraja a été longtemps perdue et retrouvée seulement en 1926, sept ans après la mort de son compositeur. Elle est considérée comme une esquisse pour La soirée dans Grenade, « la meilleure représentation musicale de l’Andalousie » selon Manuel de Falla. Avec une justesse, mêlée de fantaisie joueuse, Argerich et Kovacevich recréent les couleurs et les odeurs des patios fleuris du palais de l’Alhambra de Grenade aux rythmes de habanera.

 

Martha Argerich et Stephen Kovacevich jouent En blanc et noir depuis un demi-siècle et ils ont enregistré ce sombre chef-d’œuvre en 1977 et en 2015. Écrit en 1915, juste avant la Sonate pour violoncelle et piano, En blanc et noir se réfère non seulement aux touches du piano, mais comme l’explique Debussy dans la lettre à son ami, le journaliste suisse Robert Godet, en 1916 : « Ces pièces doivent tirer leur couleur, leur émotion, simplement du piano, comme les ‘gris’ de Velázquez, si vous me comprenez. » À l’instar de Diego Velázquez, le grand peintre espagnol du XVIIème siècle, réputé pour obtenir de nombreuses nuances subtiles grâce à ses dégradés minutieux de différentes teintes de gris, Debussy a traduit des idées musicales qui auraient normalement sollicité toutes les couleurs de l’orchestre en se limitant au son « monochromatique » des deux pianos. Trop malade pour orchestrer ses pièces, Debussy écrira ainsi son testament pianistique avec une palette de gris.

 

Avec une intelligence et une sensibilité complémentaires, Argerich et Kovacevich insufflent de la couleur, de la texture et de l’éclat dans cette partition qui cache tant de recoins secrets à explorer. Les deux pianistes se connaissent tellement bien, humainement et musicalement, que leurs sons se fondent l’un dans l’autre. Tel un seul Steinway, ils nous embarquent dans un voyage musical empreint de la magie de la découverte.

 

Quand ils repartent main dans la main et se penchent l’un vers l’autre, comme pour se raconter quelque chose d’excitant, tout en  faisant des petites révérences au public en passant, l’impression du moment historique se dissipe devant l’image d’une jeune fille pétillante et d’un jeune garçon timide, tels Tommy et Tuppence, qui avancent d’un pas décidé vers leur prochaine aventure.

Visuels : Martha Argerich & Stephen Kovacevich @Ernesto Ruscio, Stephen Kovacevich @Agence Jacques Thelen, Edgar Moreau @Musacchio y Ianniello