Ce 22 juin devant une Salle Boulez comble, le pianiste russe Arcadi Volodos, connu pour son jeu habité, sa technique phénoménale et sa musicalité hors du commun, nous offre une interprétation aussi virtuose qu’intimiste des œuvres de Federico Mompou, de Franz Liszt et d’Alexandre Scriabine. Dans le cadre de la prestigieuse série Piano****, Arcadi Volodos rend hommage à la grande Alicia de Larrocha, qui aurait eu 100 ans cette année.
Né en 1970 à Leningrad dans une famille de chanteurs, Arcadi Volodos n’est pourtant pas un enfant prodige et il ne touchera pas au piano avant l’âge de huit ans. Il commence sa formation dans un établissement de chant a cappella pour garçons à Leningrad, mais le chant ne l’inspire pas. Quand il décide de se consacrer au piano, il a déjà 16 ans. « On me disait qu’il était trop tard », expliquera-t-il dans une interview au Mag du piano, « que je pourrais devenir accordeur, à la rigueur ».
Pourtant, sa professeur de piano au Conservatoire de Moscou, Galina Eguizarova, l’encourage. « Tu seras pianiste », lui assurera-t-elle. Intuitif et doué d’une excellente oreille, Volodos découvre la technique qui lui permet d’exprimer son propre univers. « On joue du piano avec son cœur et son cerveau. Le reste est très secondaire pour moi. » Favorisant l’apprentissage d’un langage musical plutôt qu’une automatisation des gestes à travers la répétition, Volodos se consacrera aussi à la transcription et à l’improvisation. En 1993, il passera une année à Paris où il étudiera au Conservatoire avec Jacques Rouvier avant de prendre la direction de Madrid pour étudier à l’École supérieure de musique Reine-Sophie avec Dmitri Bashkirov.
Reconnu aujourd’hui comme un des plus grands pianistes vivants, Arcadi Volodos se fera connaître notamment pour ses interprétations des œuvres dites « complexes » de Rachmaninov, Liszt, Chopin. Une caractérisation qu’il rejette : « Les légendes selon lesquelles les concertos de Rachmaninov seraient injouables, difficiles à mourir parce qu’ils sont pleins de notes, sont franchement absurdes. Ces œuvres sont écrites commodément : elles tombent pratiquement sous les doigts, une fois qu’on les a comprises. » De même, il récuse l’emploi actuel que l’on fait du terme de virtuosité. « Le virtuose n’est pas celui qui impressionne l’auditeur par ses effets pyrotechniques. Il est celui qui laisse s’effacer les prouesses techniques sous la force, la diversité, la beauté des couleurs et des nuances, sous l’impact émotionnel de son interprétation. »
Dans une salle plongée dans la pénombre (car la musique doit être écoutée, pas regardée), Arcadi Volodos s’installe derrière son piano, sans doute accordé selon ses instructions pour émettre un son plus intime et moins agressif. « Les pianos actuels sont beaucoup plus brillants que ceux d’autrefois, » expliquera-t-il. « Les gens veulent du brillant. Jouer Scriabine est devenu difficile dans une grande salle moderne. Scriabine lui-même voulait qu’on mette une couverture sur le piano, que le son ne soit pas agressif. » Bien adossé sur sa chaise, il se met à jouer les sublimes Scènes d’enfants, un cycle de jeunesse plein de grâce, inspiré par les chansons populaires catalanes, de Federico Mompou dont il affectionne le style miniaturiste et délicat. Le choix du compositeur et pianiste catalan s’impose également par son lien à Alicia de Larrocha, la pianiste espagnole qui enregistrera la majeure partie de son œuvre.
Arcadi Volodos joue ces pièces à la perfection. Ses doigts glissent sur les touches facilement, naturellement et sans le moindre caractère démonstratif qui vient parfois déranger une exécution aussi virtuose. La force de son jeu se trouve dans la nuance et dans l’intensité de son ressenti. On est immédiatement entraîné dans une ambiance joyeuse, douce et essentielle des enfants qui jouent, dans la rue, sur une plage. Et puis, un téléphone sonne dans la salle. Il sonnera encore trois fois avant que le pianiste n’interrompe son jeu. Sourire crispé aux lèvres, Volodos fixera le responsable de ce dérangement et l’encouragera à répondre à l’appel. La salle applaudira chaleureusement le pianiste et rappellera le coupable à l’ordre par des sifflements appuyés. Pensant le problème réglé, Arcadi Volodos se remettra à jouer, mais il sera de nouveau importuné par la même sonnerie quelques minutes plus tard. Il s’arrêtera une fois de plus et la réaction de la salle ne se fera pas attendre. Des hurlements d’indignation retentiront de partout, suivi d’un applaudissement d’encouragement encore plus vif à l’adresse du pianiste malmené avec autant de désinvolture et de grossièreté.
Le second morceau de Mompou, Música callada (Musique qui se tait), est un cycle de 28 miniatures pour piano d’une délicatesse bouleversante, composé entre 1951 et 1967. Mompou empruntera le titre de son chef-d’œuvre à un poème de Saint-Jean de la Croix, Le Cantique spirituel. Dans un discours en 1952, le compositeur expliquera que Musica callada est « muette parce que son audition est intérieure. Retenue et pudeur. Son émotion est secrète et elle ne prend forme sonore qu’au travers de ses résonances dans la froideur de notre solitude. »
Le caractère dépouillé de la pièce évoque l’ambiance calme et intime d’un salon et se prête davantage à une écoute solitaire qu’à une grande salle de concert. D’ailleurs, Musica callada n’est pratiquement jamais jouée sur scène et ce n’est que grâce à Arcadi Volodos que l’on a l’occasion d’en entendre la vraie sonorité. « Un faible battement de cœur » est l’image que Mompou utilise pour décrire le langage de Musica Callada, alors que le philosophe Vladimir Jankélévitch voit dans l’œuvre de Mompou « rien que l’essentiel ! ou même bien moins encore – rien que le quintessentiel. » Par son approche intransigeante, libre et généreuse, Volodos invite ses auditeurs à découvrir une musique « qui offre des possibilités d’ascension insoupçonnée » et à rentrer chez eux enrichis de cette expérience.
Le concert se poursuit avec la Ballade n° 2 de Franz Liszt. Composée au printemps 1853 et dédiée au comte Károlyi Leiningen, le révolutionnaire hongrois pendu par les Autrichiens le 6 octobre 1849 avec huit autres insurgés, l’épique Ballade n° 2 constitue ainsi une œuvre emblématique de la révolte hongroise de 1848 contre les Habsbourg. Le premier thème, dans le registre grave et belliqueux, évoluera vers un second thème lumineux, évoquant une aspiration de liberté et d’apaisement, voire de bonheur. Un dialogue alternant le clair et l’obscur, les aigus et les graves du clavier, se jouera entre ces deux thèmes jusqu’à l’émergence d’un troisième thème, méditatif et interrogatif. La révolte se déchaîne jusqu’à l’espoir d’une victoire miraculeuse et la partition s’achève sur « une atmosphère paradisiaque, mystérieuse et méditative ».
Tout comme Vladimir Horowitz, à qui on le compare volontiers, Volodos livre une interprétation de la Ballade n° 2 de Franz Liszt réfléchie, profondément ressentie et merveilleusement réalisée.
Après l’entracte, Arcadi Volodos nous transporte dans l’univers d’Alexandre Scriabine. Pianiste, poète et compositeur russe, né à Moscou en 1871 et mort d’une septicémie consécutive à une piqûre de mouche charbonneuse à l’âge de 43 ans, Scriabine est un des représentants les plus importants de la musique moderne et de l’avant-garde musicale du début du XXe siècle. Il s’inscrit dans la tradition des compositeurs de la fin du romantisme, notamment Franz Liszt et Frédéric Chopin, mais il développe une écriture très individuelle, profondément influencé par la théosophie, la synesthésie (lui-même voit son clavier en couleurs) et la philosophie nietzschéenne. Toujours à la recherche de liberté spirituelle et une forme d’extase, sa musique évolue de façon toujours plus épurée vers les aspects mystiques.
Arcadi Volodos plonge dans l’œuvre pianistique de Scriabine avec un programme de grande difficulté d’exécution dont la composition s’étale sur une vingtaine d’années : Etudes n° 2 en fa dièse mineur op. 8 et n° 11 en si bémol mineur op. 8, Préludes n° 14 op. 11 et n° 1 op. 16, n° 4 op. 16, n° 3, op. 22, n° 1 op. 37, Poème n° 1 op. 63 (Masque), Poème n° 2 op. 63 (Etrangeté), Poème n° 2 op. 71, Danse n° 2 op. 73 (Flammes Sombres), Sonate n° 10 op. 70, Vers la flamme op. 72. Les Douze Etudes op. 8 (1893-1895) sont encore influencées par Chopin et surchargées de quelques excès de jeunesse, notamment une multiplication à souhait de difficultés techniques pour exprimer une insondable et inconsolable douleur.
En revanche, les œuvres tardives de Scriabine, par exemple sa dernière sonate (Sonate n° 10 op. 70), dédiée aux papillons, et, Vers la flamme op. 72, une des dernières pièces pour piano et considérée comme une des œuvres les plus étonnantes du répertoire, débordent d’une lumière aveuglante de notes piquées dans l’aigu qui culminent dans une extase frémissante et mystique évoquant, selon Scriabine, « l’embrasement final de l’univers. »
On peut difficilement imaginer une interprétation plus sensible à la quête spirituelle du compositeur que celle que nous offre Arcadi Volodos. Avec une aisance remarquable et un charisme solide, ce chercheur de poésie nous fait découvrir ou redécouvrir un répertoire secret, intime et exquis. Après une ovation debout, Volodos nous offre quatre bis exceptionnels : Mazurka Op.25 n° 3 de Scriabine, Le Secret de Mompou, la célèbre Malaguena du compositeur cubain Ernesto Lecuona et El Lago de Mompou. Une soirée inoubliable de beauté !
Visuel : @Marco Borggreve