Charme, fraîcheur, séduction, maîtrise technique et une voix luxuriante et belle au timbre chaud, aux aigus sonores et aux graves cuivrés : la mezzo-soprano russe Aigul Akhmetshina a tout pour réussir. Son récital au Teatro Colón de Buenos Aires, accompagnée du pianiste Jonathan Papp, a été l’un des moments forts de la saison 2025 du grand colisée argentin.
Le Teatro Colón de Buenos Aires offre cette saison, à son public, une innovation de prestige en coproduction avec Mamá Húngara et Elisa Wagner ICP, à savoir un cycle de récitals qui réunit les voix les plus extraordinaires du chant lyrique international contemporain. Il s’agit du Cycle Aura, une initiative inédite en Argentine, qui accorde aux amateurs d’art lyrique la possibilité d’apprécier, dans le cadre intimiste d’un récital, quatre artistes salués de par le monde pour leur talent et leur charisme.
Le cycle a été inauguré en août par le ténor américain Jonathan Tetelman avec le pianiste Angel Rodríguez. Le deuxième récital – celui qui nous occupe – a été confié à la jeune mezzo russe Aigul Akhmetshina. Dans les mois à venir suivront deux chanteuses très appréciées du public argentin, la mezzo-soprano lettone Elīna Garanča et la soprano américaine Nadine Sierra.
Le 14 septembre, dans le cadre de ce cycle lyrique, une jeune star féminine du panorama lyrique international, la mezzo russe Aigul Akhmetshina, faisait donc ses débuts au Teatro Colón. À 29 ans, présentée comme l’une de ces grandes chanteuses qui ne surgissent que de temps en temps, Akhmetshina est devenue incontournable sur les plus prestigieuses scènes internationales. On l’attendait donc avec impatience.
Et elle n’a pas déçu, bien au contraire. Avec sa voix sombre, puissante et riche en couleurs, l’ampleur de son ambitus, sa maîtrise vocale et sa présence magnétique sur scène, elle a mis le public dans sa poche en un rien de temps ; d’autant plus que le programme choisi était varié et attrayant, conçu pour apprivoiser tous les spectateurs depuis les « connaisseurs » jusqu’à ceux qui assistaient à un récital lyrique pour la première fois. Époques et styles divers, compositeurs provenant de différents points du globe, toujours à son aise, Aigul Akhmetshina a abordé un répertoire allant de Rossini à Piazzola, qu’elle a interprété en italien, français, russe, anglais et espagnol.
Composé de deux parties bien distinctes, le récital a mis en lumière, dans le premier volet, des airs d’opéra du XIXe et XXe siècles ; et dans le second, des chansons russes et des musiques latino-américaines. Et ce fut un vrai tour de force pour la chanteuse qui a été constamment sur scène puisque le pianiste britannique Jonathan Papp qui l’accompagnait ne s’est pas produit en soliste comme cela arrive souvent dans les récitals chant et piano.
D’un naturel saisissant, habillée d’une robe mordorée qui sied à merveille à sa beauté brune, Aigul Akhmetshina est entrée sur scène en arborant une attitude faussement naïve pour « Una voce poco fa », l’air de Rosina du Barbiere di Siviglia, un rôle qu’elle connaît sur le bout des doigts et qui vient de lui permettre de remporter un véritable triomphe au Metropolitan Opera de New York. Elle a, bien entendu, conquis le public sur-le-champ, grâce à son timbre sombre et rond, son excellente technique et son jeu vif et espiègle.
Après le bel canto, nous avons eu un soudain retournement de style. La jeune mezzo n’a alors pas hésité à aborder la densité dramatique du vérisme dans « Acerba voluttà », l’air de la Princesse de Bouillon d’Adriana Lecouvreur, un rôle dans lequel elle avait fait ses débuts en 2019, mais qu’elle n’a jamais repris depuis.
Sont arrivés par la suite les moments les plus touchants et musicalement accomplis de cette première partie du récital, signés tous les deux de la plume de Piotr I. Tchaïkovski : de l’opéra Eugène Onéguin « Ah Tanya, Tanya » où Olga, la sœur de Tatiana, déploie sa personnalité joyeuse et extravertie ; et, du premier acte de La Dame de Pique, la romance de Pauline dans laquelle l’amie de Lisa exprime des sentiments mélancoliques empreints de tendresse qu’Aigul Akhmetshina a enchaîné avec un joyeux air populaire qu’elle a dansé tout en chantant.
Le chapitre consacré à l’opéra va se refermer sur quatre pages iconiques du répertoire français, la première étant « Mon cœur s’ouvre à ta voix » du Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, intense moment de séduction où la prêtresse philistine emploie tous ses moyens pour envoûter le guerrier hébreu à la force surhumaine. S’il est vrai qu’Akhmetshina n’a jamais encore incarné ce rôle sur scène (elle va l’aborder cette saison au Royal Opera House de Londres et le reprendra en juillet 2026 au Staatsoper de Berlin aux côtés du Samson de Roberto Alagna), elle a bel et bien fait chavirer le cœur des spectateurs par sa sensualité sans outrance et la volupté langoureuse de son chant.
Elle s’est ensuite attaquée à « Va ! Laisse couler mes larmes » de l’opéra Werther de Jules Massenet, un air dans lequel la jeune mezzo a déployé tout son talent pour exprimer la tristesse de Charlotte et son amour impossible. Rôle aimé depuis son enfance, elle n’a pas eu souvent l’occasion de l’incarner, mais vient de le chanter en juillet dernier au Deutsche Oper Berlin.
Comme il allait de soi, pour finir ce premier volet de son récital, elle a choisi deux airs de Carmen de Georges Bizet, l’opéra qui l’a fait connaître. Découverte en 2015 par David Gowland, directeur artistique du Programme Jette Parker pour jeunes artistes du Royal Opera House de Londres, dans un concours à Moscou (où elle a raté l’aigu de « Una voce poco fa »), elle a intégré pendant deux ans ce projet de perfectionnement qui lui a permis, à 21 ans, de faire ses débuts dans le rôle-titre de Carmen. Elle l’a interprété depuis, dans les espaces lyriques les plus prestigieux du monde, dont le MET de New York, les Arènes de Vérone ou l’Opéra de Vienne. Pour terminer cette première partie de la soirée, elle a donc inclus « L’amour est un oiseau rebelle » et la « Séguedille », des airs qui lui sont bien familiers. Et pourtant – fatigue, détente ou au contraire trop de tension – la célèbre « Habanera » n’a pas compté parmi les pièces les plus réussies du récital.
Enfin, hors programme, le public a eu droit à une première « surprise ». Alors que l’on s’apprêtait à sortir de la salle après avoir accordé aux artistes de très chaleureux applaudissements, est apparu, sur scène, le baryton argentin Germán Alcántara (qui fut Riccardo dans I Puritani quelques jours plus tard). Les deux jeunes chanteurs – qui avaient coïncidé dans le Programme de la Jette Parker sept ans auparavant – ont interprété « Là ci darem la mano » du Don Giovanni de Mozart. Ce fut certes sympathique et la séduction y était… mais les imprécisions aussi, voire des oublis de texte, vite réparés, qui traduisaient vraisemblablement un manque de répétitions.
Le deuxième volet du récital nous a emmenés dans un tout autre univers. Pour le parcourir, la jeune mezzo avait choisi une élégante robe rouge et noire. Le voyage musical a débuté en Russie, la terre qui a vu naître Aigul Akhmetshina, et a fini sur les rives du Río de la Plata. Il s’est ouvert par des chansons poétiques où la chanteuse a déployé un lyrisme raffiné, sa musicalité naturelle, sa capacité innée à émouvoir et sa maîtrise de l’art du phrasé.
Ce furent, tout d’abord, deux romances de Sergeï Rachmaninov : « Ne chante pas, ma belle » (Op 4, n°4) sur un poème de Pouchkine aux accents orientaux, et « Quel bel endroit » (Op 21, n°7) une superbe miniature chargée d’expressivité qui dépeint les paysages russes que le compositeur aimait tant.
Le chapitre russe s’est ensuite déplacé au XXe siècle avec « Paysage », une mélodie de Mark Minkov, connu surtout pour sa musique de films, mais aussi pour ses très nombreuses chansons de chambre. Cette fois-ci, Minkov a choisi de mettre en musique un texte, traduit au russe, du grand poète espagnol Federico García Lorca, qui brosse un paysage mélancolique et bucolique. Il en est de même pour « Fleurs de Nice » du compositeur hongrois Dénes Buday, écrit à l’origine en magyar. Cet air léger aux allures de canzonetta, où l’amour se cache sous un bouquet de violettes, a permis à la chanteuse de briller de tous ses feux.
La transition entre ce volet, où trônait en souveraine la musique russe, et les rythmes du tango et du boléro romantique a été amorcée par la création mondiale de « Mujer fatal ». Sur une musique de la compositrice russe Elena Roussanova, et des paroles en espagnol de Sheila del Bosque Fuentes, cette mélodie a été conçue sur mesure pour la voix d’Aigul Akhmetshina. Inspirée par la danseuse espagnole surnommée La Belle Otero, qui a captivé le public parisien de la Belle Époque, la chanson conjugue des touches espagnoles et des échos de la Carmen de Bizet, et fait partie d’un cycle consacré à des femmes emblématiques.
Pour clore le récital, la mezzo a réservé son hommage musical à l’Argentine en abordant trois pièces de compositeurs du Río de la Plata : « La rosa y el sauce », une charmante chanson de chambre de Carlos Guastavino, et deux tangos cultes « Por una cabeza » (dont le texte semble décalé pour une voix féminine) et « El día que me quieras », composés par Carlos Gardel sur des textes d’Alfredo Le Pera. Ces tangos sont venus assortis ce soir de nouvelles « surprises » qui ont contribué à recréer l’atmosphère du 2/4 (rythme binaire du tango). Tout d’abord, Jonathan Papp a laissé la place à un trio de guitares gardéliennes de très haut niveau qui ont accompagné la chanteuse russe dont la couleur vocale et le phrasé s’accordent étonnamment au genre tanguero. Puis, Germán Alcántara est revenu sur scène pour chanter et danser avec elle « El día que me quieras ». Inutile de dire que, à ce stade, le public était en délire !
La dernière œuvre prévue au programme était l’archiconnue « Granada », que Jonathan Tetelman avait choisie quelques semaines plus tôt pour fermer son récital. Or, les abonnés du Colón espèrent toujours qu’un grand artiste lyrique trouvera bien quelque chose d’autre à leur proposer. Le savait-elle ? Le fait est que, dernière surprise du récital – et cerise sur le gâteau – la chanteuse a expliqué au public qu’elle allait remplacer la chanson d’Agustin Lara par le boléro « Bésame mucho » de Consuelo Velázquez, l’une des chansons mexicaines les plus populaires du XXe siècle.
Ainsi donc, la soirée s’est officiellement achevé sous un tonnerre d’applaudissements et de bravos, après un programme d’une heure et demie où Aigul Akhmetshina a fait preuve sans relâche de ses qualités superlatives, son charisme, son style et son art séduisants, et le pianiste Jonathan Papp a apporté son jeu impeccable aux textures orchestrales, en symbiose avec la jeune mezzo.
Mais, en tout bien tout honneur, Aigul Akhmetshina se devait d’offrir au public quelques interprétations hors programme. Deux ou trois peut-être. En fait, ni la jeune mezzo ni le pianiste ne s’attendaient assurément à un si grand succès et ils ont dû plusieurs fois aller chercher des partitions derrière le rideau de scène pour de nouveaux rappels.
Leur générosité a fait de ces bis une troisième partie du récital. Le diptyque est devenu triptyque avec l’ajout de six « encores ». Après deux mélodies russes, « Cœur solitaire », Op. 6 nº 6, de Tchaïkovski et « Rossignol amoureux de la rose » Op. 2 nº 2, de Rimsky-Korsakov, changement complet d’atmosphère avec deux pièces du compositeur américain Leonard Bernstein, la joyeuse et entraînante « Lucky to Be Me » de la comédie musicale On the Town, et l’émouvant « Somewhere » de West Side Story.
Le public redemandant d’autres « encores », la jeune mezzo, authentique et spontanée, a annoncé qu’elle était un peu fatiguée et s’est assise quelques instants sur le tabouret du piano aux côtés de son pianiste pour interpréter l’air « Yo soy María » de l’opéra-tango María de Buenos Aires, du grand compositeur argentin Astor Piazzolla. Chanter du Piazzolla en Argentine, c’est plutôt risqué, mais par son opulence vocale et sa présence intense, elle a mis debout toute la salle qui l’a applaudie à tout rompre.
La salle croulait sous les applaudissements et les bravos, mais soliste et pianiste n’avaient plus préparé de « bis ». Alors, finissant en beauté sa prestation, la jeune mezzo a accepté de chanter, a capella, « Le rossignol », un chant traditionnel russe qui a attesté, s’il en était encore besoin, la magie de son instrument à nu.
Visuels : © Juanjo Bruzza