Après la création à Aix-en-Provence en 2024, Samson est présenté au public parisien à l’Opéra-Comique. A mi-chemin entre une reconstruction de l’œuvre perdue de Rameau et de Voltaire et une nouvelle création, ce spectacle mêlant l’opéra, le théâtre et la danse a tout pour plaire au grand public, malgré un récit hasardeux.
En 1733, Voltaire, le célèbre penseur des Lumières, s’associe à Jean-Philippe Rameau, le plus grand compositeur de son époque, pour mener une ambitieuse réforme de l’art lyrique sous forme d’un opéra biblique. Pour éveiller chez le spectateur un esprit critique et montrer l’absurdité des guerres, Voltaire choisit Samson, le personnage issu du Livre des Juges et connu pour sa force surhumaine, sa passion fatale pour Dalila et sa vengeance suicidaire.
Mais suite aux deux censures du livret de Voltaire, jugé trop révolutionnaire et iconoclaste, Rameau, pragmatique, refusera de publier sa partition pour pouvoir la réutiliser. Des fragments de Samson trouveront leur place dans ses œuvres ultérieures : Les Indes Galantes, Castor et Pollux, Les Fêtes d’Hébé, Zoroastre, La Princesse de Navarre et Le Temple de la Gloire.
Pour retracer la trajectoire d’un élu de Dieu jusqu’à son sacrifice final, le metteur en scène allemand Claus Guth et le chef d’orchestre français Raphaël Pichon reconstituent à la fois le livret et la partition du Samson. Comme l’explique Pichon dans son entretien avec Timothée Picard, l’œuvre est construite autour de l’idée centrale que Samson incarne « l’histoire absolument universelle » du fanatisme, « avec tous ses linéaments psychologiques, politiques, religieux ».
Le récit de Samson commence à la fin. Pendant que le fabuleux chœur de Pygmalion chante « Que tout gémisse » de Castor et Pollux, la mère de Samson, incarnée par Andrea Ferréol, erre dans les ruines d’un immeuble haussmannien qui aurait pu être dévasté par un attentat et s’interroge sur les raisons qui ont poussées son fils à l’avoir perpétré. Samson, le prophète trahi et éborgné, endosse ainsi le rôle infiniment plus sombre d’un terroriste suicidaire, un fanatique qui a commis l’irréparable.
Son histoire sera racontée par sa mère qui se souvient, le sourire aux lèvres, de l’ange qui lui a annoncé la naissance de son fils. Elle évoque avec fierté sa force surhumaine octroyé par Dieu pour qu’il puisse accomplir sa mission divine. Mais au fur et à mesure que le récit avance, le personnage de Samson montrera des signes d’un alarmant déséquilibre psychologique et une totale absence de maitrise de soi. Sa brutalité le jour de son mariage avec Timna et de nombreux autres dérapages de violence ne présagent rien de bon.
Imaginé avant le dernier tournant dramatique qu’a provoqué le massacre du 7 octobre 2023 au Moyen Orient, la narration de la terrible vengeance de Samson contre les Philistins est périlleuse. Certes, au XVIIIe siècle Voltaire brosse le portrait de Samson comme une brute incapable de se maîtriser pour dénoncer la violence perpétrée au nom de Dieu. Mais cette représentation de « l’élu de Dieu » sollicite aujourd’hui un imaginaire radicalement différent. Tiraillé entre une vengeance fanatique et des remords face à sa propre violence outrancière, ce Samson contemporain n’a rien d’un héros Voltairien et tout d’une troublante caricature.
Des précautions ont été prises pour s’écarter de l’actualité. Habilement, l’expression de la plus grande cruauté est confiée aux textes bibliques qui défilent sur un bandeau déroulant et appellent avec insistance à « la vengeance d’Israël ». Pour démarquer les deux camps sur scène, les Philistins sont habillés en noir et les Hébreux en blanc, mais les tuniques impeccablement blanches des Hébreux seront vite abondamment tâchées de sang. L’image christique de Samson supplicié n’ajoute rien à la clarté du récit. Eborgné à coup de bâtons, il est d’abord installé dans un tableau parodiant la Cène et ensuite appuyé, les bras écartés, contre le matelas dégoulinant de son sang.
A la fois terroriste religieux, Israël vengeur et Christ crucifié, Samson de Claus Guth brouille les codes, sans pour autant incarner un quelconque message universel digne de notre attention.
Outre la musique de Rameau, compilé par Raphaël Pichon avec l’attention et la tendresse d’un orfèvre, la plus belle réussite de Samson est indubitablement sa chorographie, conçue par la chorégraphe américaine Sommer Ulrickson et reprise par l’Israélienne Gal Fefferman. Les scènes de combats entre les Philistins et les Hébreux sont merveilleusement chorégraphiées au ralenti sur des effets stroboscopiques. Les danseurs y sont intégrés imperceptiblement et le résultat est bluffant. De même, la chute dans les abimes de Samson tournoyant lentement sur lui-même, tel un désastre annoncé, est d’une poésie déchirante.
Dans la fosse, Raphaël Pichon et l’orchestre Pygmalion en forme olympique, créent un pastiche cohérent, engageant et riche en couleurs des œuvres de Rameau, augmenté par une bande-son qui accentue encore le drame qui se déroule sur le plateau. Le chœur est tantôt dans la fosse, tantôt dans les couloirs de l’Opéra-Comique, mais toujours bien audible et porteur d’un élan captivant et d’une belle énergie.
Sur le plateau, le baryton américain Jarret Ott endosse le rôle de Samson. Doté d’un physique de joueur de rugby, il est visuellement impressionnant dans le rôle d’un homme surpuissant et son jeu sur scène est engageant, notamment dans les scènes de combat. En revanche, sa voix n’est pas toujours en équation avec la gravité des épreuves qu’il traverse. Autant son timbre est émouvant dans les scènes amoureuses, autant sa voix manque d’ampleur et de puissance dans les graves.
La basse mozartienne Mirco Palazzi dans le rôle de Achisch, le roi des Philistins, n’a pas l’étoffe d’un grand méchant. Physiquement, il paraît diminué face à un Samson herculéen et vocalement, il manque de mordant et d’une épaisseur sombre que le personnage nécessiterait. Il compense, toutefois, par un jeu captivant qui nous fait oublier son manque de virilité vocale. La soprano française Julie Roset, est magnifique dans le rôle de Timna. Malgré son personnage qui manque clairement d’épaisseur, elle assure une rafraichissante présence sur scène et son timbre est aussi beau qu’agile.
Dans le rôle d’Elon, le confident de Samson qui le trahit, Laurence Kilsby, le jeune ténor anglais, souffre clairement d’un manque de visibilité sur scène. Déterminé à exploiter au maximum ses deux répliques, il en fait tellement trop que les spectateurs lui lancent quelques « bravos » en riant. Ana Maria Labin, la soprano mozartienne d’origine roumaine, incarne une Dalila vocalement parfaite : son timbre est rond et sensuel dans « Viens hymen » et douloureux dans « Tristes apprêts ». Son jeu est appliqué et son personnage fouillé, même si son abondante chevelure blonde et ses yeux clairs perturbent l’image que l’on se fait d’une grande séductrice orientale. Après la fin abrupte qui suit une dernière magnifique scène de l’ensemble chorégraphiée, les applaudissements et les cris d’approbations accueillent ce Samson réinventé.
Visuels : © Stefan Brion