Précieux cadeau, plaisir rare, la Philharmonie de Paris nous offrait une cantate inédite de Maurice Ravel, Sémiramis, servie par l’impressionnante interprétation du ténor Léo Vermot-Desroches, avec l’orchestre de Paris sous la direction inspirée d’Alain Altinoglu. Ravel concluait également le concert avec le merveilleux ballet Daphnis et Chloé tandis que le premier concerto pour violoncelle de Saint-Saëns s’insérait brillamment entre ces deux merveilles. Soirée grandiose.
C’est l’obstination de Maurice Ravel de concourir au prestigieux Prix de Rome qui l’a conduit à la composition de cette cantate, intitulée Sémiramis. En effet, bien qu’il ait échoué dès le premier tour cette année-là (1900), Ravel a quand même « participé » à l’épreuve finale, à titre personnel, en mettant en musique le texte imposé par le jury et en le présentant en cercle privé en 1902, ce que nous savons grâce à la précision du journal du pianiste catalan Ricardo Viñes qui y participait !
Ce fameux Prix de Rome, véritable sésame pour les jeunes compositeurs car il ouvre la voie à deux années de séjour dans la prestigieuse Villa Médicis, Ravel n’a jamais réussi à l’obtenir. Tout juste eut-il droit au second prix en 1901 pour sa cantate Myrrha. Ses échecs successifs, contre toute logique, conduisirent même Romain Rolland, excédé, à écrire : « Je ne conçois pas que l’on s’obstine à garder l’école de Rome si c’est pour en fermer les portes aux rares artistes qui ont en eux quelque originalité ».

Toujours est-il que la partition de Sémiramis avait été rangée parmi les ébauches des œuvres de jeunesse du compositeur et ne réapparut qu’à l’occasion d’une vente aux enchères en juin 2000, où la Bibliothèque nationale se porta acquéreur du manuscrit (et de quelques autres dont certains restent sans doute encore à découvrir !).
Mais durant encore deux décennies, l’œuvre n’eut pas de consécration particulière et resta dans les archives jusqu’à ce que le New York Philharmonic et son chef Gustavo Dudamel prennent enfin l’initiative de jouer sa partie purement orchestrale, le Prélude et la Danse, dont la Première mondiale a eu lieu le 13 mars 2025 au David Geffen Hall.
Et c’est Alain Altinoglu, directeur musical de La Monnaie de Bruxelles, qui créera quelques mois plus tard, le 20 novembre 2025, la partie vocale, avec la Scène I – Air de Manassès, chantée alors par le ténor Pierre Dhéret.
La Philharmonie de Paris proposait à son tour durant deux soirées (les 17 et 18 décembre 2025), la création française complète de cette œuvre pour notre plus grand bonheur.
Si vous appréciez l’originalité de Maurice Ravel au-delà de son célèbre Boléro, vous ne pourrez qu’être séduit par cette cantate fragmentaire où l’on reconnait déjà le talent personnel de Ravel, encore très largement influencé par son admiration pour les musiques de l’est, Rimski-Korsakov, Borodine et Balakirev.
Mais il y a, en plus et déjà, cet art de la mélodie qui émerge sans cesse des vagues successives d’un orchestre aux riches sonorités. Dès le Prélude, un thème musical descendant puis ascendant, assuré par les cuivres, se fait entendre sur le tapis des cordes, les crescendos et diminuendos créent cette ambiance si particulière voire envoûtante parfois inquiétante, avant de se muer en douce valse dont on sent qu’à chaque instant, elle pourrait basculer hors de la quiétude de la danse par son rythme de plus en plus vif.

Altinoglu domine son sujet avec l’Orchestre de Paris (et il le prouvera davantage encore avec sa merveilleuse interprétation de Daphnis et Chloé) et l’arrivée de Léo Vermot-Desroches pour la partie chantée est comme un petit miracle où seules les trompettes, puis le violoncelle forment alternativement un contrepoint à la belle voix très bien projetée du ténor.
Sa prestation est absolument magnifique, d’une maitrise vocale parfaite, beau timbre, belles nuances sur « O nuit radieuse pour moi », superbe note aigue longuement tenue sur « l’épouse royale », puis aigus flamboyants sur « rêve d’amour » et « âme enivrée ».
La diction est sublime et l’aisance confondante. Le ténor a acquis ce soir des lettres de noblesse auprès du public parisien et a été à juste titre accueilli par une très belle ovation.
Après les Variations sur un thème rococo de Tchaïkovski il y a quelques jours, nous voilà à nouveau avec une très belle œuvre pour violoncelle soliste, le premier concerto de Saint Saëns (1872) en la mineur, un véritable chef d’œuvre.
En trois mouvements allegro, l’œuvre s’articule autour des sonorités chaudes et profondes du violoncelle auquel l’orchestre donne la réplique sans jamais le submerger. C’est l’un des concertos qui valorise ce singulier instrument, qui donne une gravité aux mélodies qui lui sont confiées, tandis qu’il est également capable d’une étonnante virtuosité, particulièrement présente dans ce morceau.
C’est la jeune violoncelliste autrichienne Julia Hagen, collaboratrice régulière du festival de Salzbourg, ville où elle est née, et déjà remarquées dans les plus grandes œuvres pour son instrument, qui nous éblouit à la Philharmonie de Paris dans cette œuvre maitresse fort bien accompagnée par l’Orchestre de Paris.

Elle a la part belle et l’utilise avec talent. Son violoncelle a des sonorités d’une douceur incroyable tout en prenant des teintes énergiques ou lyriques selon les passages, elle réussit à merveille la série d’arabesques qui introduit l’œuvre et que l’on retrouve au final. Sa virtuosité est mise au service d’une partie éblouissante qui valorise tout particulièrement le médium de son bel instrument, un violoncelle du facteur Francesco Ruggeri (Crémone 1684) que nous avons le bonheur d’entendre à cette belle occasion.
La deuxième partie du concert revient à Maurice Ravel, mais cette fois avec un ballet achevé et fort célèbre, le fameux Daphnis et Chloé.
Pour souligner à quel point ce début de vingtième siècle est prolifique en créations musicales et notamment orchestrales, nous rappellerons que Daphnis et Chloé est au départ une commande de Serge de Diaghilev pour ses fameux Ballets Russes, cette compagnie d’opéra et de ballets qu’il a fondé en 1907 avec les meilleurs éléments du théâtre Mariinsky de Saint Pétersbourg.
Mais dès 1909, Diaghilev rompt avec le tsar, privatise ses « Ballets » et emmène sa troupe en tournée internationale notamment en France à Paris mais aussi sur toutes les grandes places de l’Europe. Il a pour objectif de favoriser les jeunes talents et passe commande de ballets à Stravinsky comme à Ravel. Daphnis et Chloé est créé en 1912, entre l’Oiseau de Feu (1910), Petrouchka (1911) et le Sacre du printemps (1913) et sans les citer toutes, la liste des œuvres magistrales dont ces Ballets ont permis la composition, est impressionnante.
Ravel a trente-quatre ans et n’a encore écrit qu’une seule œuvre orchestrale importante, sa rhapsodie espagnole, quand Diaghilev lui passe commande, repérant un talent peu ordinaire avec une perspicacité qui lui fait honneur.
Le thème est imposé par Diaghilev et son chorégraphe Michel Fokine, mais Ravel s’inspire plutôt, comme il l’écrit, de « la Grèce telle que l’ont peinte les artistes du dix-huitième siècle , peu soucieuse d’archaïsme ».
Altinoglu nous en donne une lecture déchainée, excitante, remplie de ces contrastes que permettent la richesse de l’orchestration et la dialogue avec les chœurs de l’orchestre de Paris préparés par Richard Wilberforce.
L’œuvre, baptisée par le compositeur « symphonie chorégraphique », est conçue en un seul mouvement divisé en trois tableaux, eux-mêmes subdivisés en thèmes et enchainés les uns aux autres sans pause. Cet art du continuum exprimant à l’aide du style, du tempo, du choix des instruments, les différents épisodes est particulièrement impressionnant dans la grande maitrise et la belle intelligence musicale dont fait preuve Altinoglu pour l’exécution de ce morceau de choix.
Dès l’introduction, très lente, les notes semblent surgir du néant avec une cascade délicate des bois au rythme soutenu tandis que les cordes abordent des thèmes lyriques et cet alliage, sorte de sommet de l’art orchestral de Ravel, va se retrouver sous des formes diverses tout au long des tableaux, pour la « danse religieuse », encore modérée puis la « danse des jeunes filles » au tempo vif, la caricature de danse du vacher Dorcon (aux cuivres) et la beauté des glissandos de harpes évoquant « la danse de Daphnis ».
L’une des plus émouvantes interprétation du chœur et de l’orchestre de Paris, est le fameux « Lever du jour » qui introduit le dernier tableau. Les lumières de la salle, de la scène (orchestre) et de l’arrière-scène (chœurs) s’éteignent.
Le chef reste seul éclairé nimbé d’un halo de lumière tandis que les subtils sons générés par les instruments se bousculent en un long crescendo aussitôt réprimé. Les cordes disciplinent le chaos du début, et le solo de flûte aérien troue l’aurore. C’est une musique qui semble d’essence divine et qui plonge le spectateur dans une sorte d’extase quand les chœurs à leur tour entonnent quelques mélopées sans parole tandis que peu à peu, la lumière revient, sur le soleil revenu.

Enfin la « pantomime » et surtout la « danse générale » avec ses éclats des cuivres soutenus par les percussions, ses thèmes endiablés comme sataniques, ses descentes chromatiques impressionnantes, ses accélérations, ses véritables coups d’éclat, achèvent de séduire un public qui explose en ovations et multiplie les rappels.
Une soirée grandiose !
Visuels des saluts du 17/12/2025 : ©Hélène Adam