Ce 19 mars, devant la salle Pierre Boulez comble, Nathalie Stutzmann, l’Orchestre de Paris et le pianiste Emanuel Ax subjuguent le public dans un programme riche réunissant le Concerto pour piano n°4 de Beethoven et Le « Ring » sans paroles de Wagner.
Le légendaire pianiste américain se produit rarement en France. Né le 8 juin 1949 à Lviv en Ukraine de parents survivants de la Shoah, il a fait ses débuts à New York dans le cadre de Young Concert Artists. Formé à la Julliard School of Music par Mieczysław Munz, un disciple de Busoni et le premier mari de Nela Rubinstein, Emanuel Ax a remporté le premier concours international Arthur Rubinstein à Tel Aviv en 1974. Une brochette de triomphes suivra, parmi lesquels le prix Michaels des Young Concert Artists en 1975 et le prix Avery Fischer en 1979.
A l’instar des trios de stars des années 1940/50, composé d’Arthur Rubinstein, Jascha Heifeetz et Emanuel Feuermann et d’Isaac Stern, Pablo Casals et Rudolf Serkin, respectivement, Emanuel Ax collabore depuis de nombreuses années avec Leonidas Kavakos et Yo-Yo Ma. Ax et Ma ont enregistré des œuvres de Chostakovitch, Prokofiev, Rachmaninov et Chopin, et le le trio a sorti trois disques dédiés à Beethoven intitulés Beethoven for three.
Emanuel Ax, qui jouit d’une reconnaissance unanime parmi ses pairs, a également gravé les cinq concertos de Beethoven avec André Prévin et le Royal Philharmonic Orchestra en 1983. Un coffret d’anthologie où on retrouve un musicien qui respecte scrupuleusement les notes et en donne une interprétation honnête et limpide. Car Ax est un musicien à l’ancienne ; passionné, patient et humble devant les partitions des compositeurs.
Il rejoint le plateau aux côtés de Nathalie Stutzmann et sourit affablement au public l’accueille tout aussi chaleureusement. Le premier mouvement du Quatrième Concerto, l’un des concertos les plus souvent joué du répertoire, commence par le piano seul, Beethoven y bouscule les habitudes de son époque. Ax expose ainsi le thème qui sera ensuite repris par l’orchestre, avant que les violons et les hautbois n’exposent le deuxième thème, plus languissant. La cadence de Beethoven avant la fin de l’Allegro est une splendeur et le piano d’Ax y est rond et chantant.
Dans le court deuxième mouvement, dominé par le motif du Dies Irae, l’orchestre et le soliste interviennent en alternance, sans s’engager dans un véritable dialogue. Selon le biographe de Beethoven, Adolf Bernard Marx, le mouvement mettrait en scène l’Orphée apprivoisant les Furies. Dans cet échange fort théâtral, l’orchestre impérieux s’attaque à un piano compatissant. Le phrasé d’Emanuel Ax est délicat et sa sonorité plus cristalline encore, face à l’imposant Orchestre de Paris sous la baguette précise de Nathalie Stutzmann.
Le Rondo final, vivace et rythmique, est construit à partir de l’alternance d’un refrain, exposé par l’orchestre – une fois de plus, Beethoven inverse l’ordre des entrées habituel – et un seul couplet. Le piano et les cordes dominent les trente premières mesures, avant de passer aux épisodes martiaux. Malgré la rigueur et l’éclat beethovéniens, le mouvement contient une indéniable poésie confidentielle, notamment à l’entrée du deuxième thème qui n’est pas sans rappeler « l’Ode à la joie » dans le finale de la Neuvième Symphonie.
La cadenza finale est un feu d’artifice pianistique qu’Ax exécute sans ostentation virtuose, mais avec le savoir-faire d’un joaillier qui met la touche finale à une précieuse parure de diamants. Rompant avec la convention de l’époque, Beethoven note intégralement la partie de piano jusqu’à la toute dernière mesure. Ainsi, le Quatrième Concerto qui a commencé avec le soliste méditant seul se termine avec le piano.
Acclamé par le public, Ax nous offre d’abord un magnifique Ständchen de Schubert, avant de revenir pour un deuxième bis. « Another one ? », s’adresse-t-il au public qui lui répond chaleureusement. « Okay », sourit-il et joue la Nocturne n°1 de Chopin. Avant même que le dernier accord ne s’éteigne, le public s’est mis à applaudir vigoureusement.
Le « Ring » sans paroles est une version symphonique de la tétralogie L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, réalisée par le chef d’orchestre américain Lorin Maazel en 1987. Le cycle de quatre opéras de Wagner – L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux – d’une durée d’exécution d’une quinzaine d’heures se trouve ainsi condensé dans un éclatant résumé des leitmotifs. En 70 minutes de flux symphonique sans interruption, Maazel compile des épisodes clés de la lutte qu’est Le Ring d’origine, entre les dieux et les mortels qui se disputent un anneau d’or conférant un pouvoir absolu.
Organisé en vingt morceaux enchainés, Le « Ring » sans paroles suit le cours chronologique du drame, du Prélude de L’Or du Rhin jusqu’à l’immolation de Brünhilde. Toutes les notes sont de Wagner, même si quelques segments chantés ont été remplacés par des instruments. Maazel a indéniablement accompli un exploit considérable et malgré quelques lacunes et quelques transitions périlleuses, la narration est cohérente et captivante.
Nathalie Stutzmann, qui a fait sensation lors de son début à Bayreuth dans Tannhäuser, navigue dans la partition difficile de Maazel avec élégance et fermeté. Elle éclaire les détails dramatiques et sculpte les vignettes musicales avec soin, sans jamais perdre la vue d’ensemble. Telle une plasticienne qui creuse dans les couches de craie grasse pour en faire ressortir des couleurs enfuies et en composer une image ou une scène à la fois connue et entièrement neuve.
La superbe interprétation de Stutzmann offre aux spectateurs un Wagner incisif et entrainant, délesté de ses lourdeurs, avec toutefois de puissantes déferlantes, et surtout, un Wagner dépoussiéré, aux couleurs vives qui rappellent sa fabuleuse Neuvième Symphonie de Dvořák, parue chez Erato en 2024. L’entrée des dieux est ainsi aussi majestueuse que la descente dans l’antre des nains forgerons est menaçante ; la foudre de Donner et la colère de Wotan sont aussi décoiffantes de puissance que la traversée de la forêt (Murmures de la forêt) est naturaliste. Pour ne rien gâcher, la très célèbre chevauchée des Walkyries est parfaitement jouissive.
L’Orchestre de Paris suit la cheffe comme un seul homme et elle le guide avec attention, intensité et sourire. Stutzmann sait que même dans ce répertoire rarement joué, elle peut compter sur la générosité de l’orchestre et sur l’excellence de ses solistes : Vera Lopatina au violon solo, Orane Bergain au cor et la violoncelliste Stéphanie Huang livrent des solos d’une beauté bouleversante. Stutzmann sait captiver ses auditeurs, wagnériens ou pas, avec une direction ferme, élégante et jubilatoire. Le public enthousiaste remerciera la grande cheffe avec des cris d’approbations et des applaudissements soutenus.
Visuel : © Luis Luque