Les 26 et 27 septembre, devant un auditorium plein comme un œuf, Mikhaïl Pletnev interprète les quatre concertos pour piano de Rachmaninov. Un défi que l’inimitable musicien, accompagné par l’Orchestre philharmonique de Radio France dirigé par Dima Slobodeniouk, relève avec un brio déconcertant. Son interprétation des Concertos n° 3 et n° 4, à laquelle nous avons assisté, est saisissante.
A l’heure où la nouvelle génération des prodiges s’empare des concertos emblématiques de Rachmaninov avec une expressivité flamboyante, Mikhaïl Pletnev offre une vision reposante. Installé devant un magnifique Shigeru Kawai, fabriqué à la main pour lui au Japon, il présente un visage impassible qui siérait admirablement à un fonctionnaire de l’Union des compositeurs soviétiques assistant à un énième discours fleuve de Jdanov.
On se l’imagine tout aussi imperturbable lorsqu’il quitte sa Russie natale, en profond désaccord avec le régime politique en place. Démis de ses fonctions à la tête de l’Orchestre national de Russie (RNO), phalange qu’il avait lui-même fondé en 1990, Pletnev crée un nouvel orchestre en Suisse. Le Rachmaninov International Orchestra, composé d’anciens musiciens exilés du RNO, mais aussi des musiciens d’Ukraine et ailleurs, honore par son nom « un artiste qui aimait son pays, mais qui l’a quitté pour ne plus y revenir en raison des forces politiques qui y régnaient ».
Rachmaninov, qui s’était réfugié aux États-Unis après la révolution d’Octobre en 1918, avait composé le Concerto n° 3 juste avant sa première tournée américaine en 1909. Gustav Mahler le dirigera quelques semaines après sa création le 28 novembre 1909 à New York. Mais le Concerto n° 3 ne devient célèbre que lorsque le jeune Vladimir Horowitz s’en empare à la fin des années 1920. Quelques jours avant son début américain au Carnegie Hall, Horowitz joue le n° 3 à un Rachmaninov médusé par l’audace, la bravoure et l’intensité du jeune interprète.
Dès les premières mesures, les spectateurs retiennent le souffle. Le Concerto n° 3 est réputé comme une des partitions les plus difficiles du répertoire. Mais à la différence de Horowitz qui, selon Rachmaninov, « s’est jeté sur la musique comme un tigre affamé », Mikhaïl Pletnev aborde le Concerto n° 3 sans affectation ni emballement. Adossé sur une chaise devant son piano, il glisse les mains sur le clavier avec une singulière économie. Loin d’en faire une démonstration de virtuosité, il affiche une retenue ascétique, comme s’il voulait brider tout geste superflu qui risquerait de détourner le public de l’essentiel.
Tel un poème d’Ossip Mandelstam, le Concerto n° 3 de Pletnev est ciselé, dépouillé et investi d’une intransigeante intensité intérieure. Son jeu fluide et superbement accordé avec le timbre de l’orchestre est appuyé par la direction sobre et efficace d’un des grands chefs actuels, le Finlandais d’origine russe Dima Slobodeniouk.
Après l’entracte, la soirée se poursuit avec le Concerto n° 4. Moins éclatant que le célèbre Troisième, le Quatrième est une œuvre fantasque et introspective, d’une chaste virtuosité. Pourtant, seule une poignée de grands pianistes, parmi lesquelles Mikhaïl Pletnev et Vladimir Ashkenazy, a défendu ce concerto audacieux d’une modernité assumée. La version originale de 1926 est pratiquement inconnue, d’autant plus que sa création mondiale le 18 mars 1927 par le compositeur au piano et l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Leopold Stokowski, a été un fiasco cuisant.
La critique de Pitts Sanborn, le chroniqueur du New York Evening Telegram, a été violente : « La partition orchestrale a la richesse du nougat et la partie de piano scintille d’innombrables trilles et figurations. […] Ce n’est ni une musique futuriste, ni une musique du futur. […] Mlle Cécile Chaminade aurait pu commettre la même chose après son troisième verre de vodka. » On ignore l’effet de ces propos sur la compositrice française que Georges Bizet appelait « mon petit Mozart », mais Rachmaninov en était anéanti.
Pendant cinq ans, il n’écrit plus rien. Il retire le Concerto n° 4 de son répertoire et entame une succession de révisions ; sans succès apparent, car la version de 1928 ne sera pas mieux accueillie. Le compositeur se penche sur son Quatrième concerto une fois de plus en 1941. Il élague environ deux cents mesures, simplifie l’écriture pianistique et révise le finale ainsi que l’orchestration de l’ensemble. Le 20 décembre 1941, il enregistre cette ultime version avec l’Orchestre de Philadelphie dirigé par Eugene Ormandy.
Mikhaïl Pletnev nous offre une interprétation poétique et jazzy de ce concerto tendu et mal-aimé qui incarne la mélancolie d’un compositeur déraciné. Sans voler la vedette à l’orchestre, Pletnev dialogue avec lui avec la virtuosité décontractée et le regard perdu d’un Thelonious Monk lors d’une jam session au Minton’s Playhouse. Alors que Rachmaninov, rappelé sur scène après avoir joué son Troisième concerto, « leva les mains dans un geste signifiant qu’il était d’accord pour rejouer mais que ses doigts ne l’étaient pas », selon un journaliste qui a assisté au concert, Pletnev ne montre aucun signe de fatigue. Pas même une goutte de transpiration n’apparaît sur son front.
Après avoir joué les Concertos n° 3 et n° 4, cet immense pianiste, chef d’orchestre et compositeur nous offre encore un dernier Rachmaninov, le Prélude en ré majeur, op. 23 n° 4 d’une ravissante délicatesse. Le public a ovationné les musiciens et le chef, les rappelant à revenir sur scène jusqu’à ce que Pletnev, d’un geste péremptoire, mette fin à ce cirque.
Visuels : © Edouard Brane