Niché sur les hauteurs de la vieille ville de Cannes, le Festival Jeunes Talents, rassemblés autour d’une passion commune – la musique – de jeunes artistes prometteurs des scènes internationales classiques et jazz. Cette troisième édition séduit par un concept novateur, original, et rafraîchissant en brisant les codes établis tout en renouvelant l’expérience du festival en plein air : à un récital classique d’une heure, succède un concert de jazz de la même durée suivi d’un jam réunissant tous les musiciens pour célébrer la création artistique et renouer avec la tradition de l’improvisation.
Par Wenceslas Godel
Cette manifestation initiée par le directeur de l’orchestre de Cannes, Jean-Marie Blanchard, et soutenue par la ville, propose ainsi une tribune d’exception au sein d’un cadre inspirant datant du moyen-âge et offrant une vue panoramique sur la baie et le fort Royal où fut retenu captif l’homme au masque de fer.
Pour débuter cette soirée de clôture, le violoniste allemand Julian Kainrath et le pianiste ukrainien Dmytros Semkyras proposent un programme substantiel affectionné par les chambristes et les publics avertis des salles les plus prestigieuses : une première partie romantique et lyrique donnant libre cours aux partitions profondes, charnelles, incarnées de Grieg et Brahms, suivie de l’unique sonate en sol mineur de Debussy : une pièce échevelée mais lancinante, éthérée mais torturée, entrecoupée de thèmes vifs et angoissants faisant irruption au sein de lignes évanescentes et méditatives. Et d’un dernier tiers que n’aurait renié Jascha Heifetz avec la transcription pour violon et piano de La plus que lente, valse empreinte d’une nostalgie indéfinissable et surannée composée par Debussy en 1910 ou encore de pièces dansantes, pleines de couleurs et de la fierté d’âme espagnole réutilisant des thèmes populaires dans La Vida Breve de Manuel De Falla ou une réinterprétation virevoltante de la Tarantelle, danse du sud de l’Italie dans Introduction et Tarantelle par Pablo de Sarasate.
Si les deux interprètes font preuve d’intelligence, subtilité et d’un sens réel des équilibres dans leur programmation, qui se retrouve dans leur dialogue à deux voix où le pianiste ukrainien sert particulièrement bien tour à tour les vocalises, les plaintes langoureuses et les élans passionnés et fiévreux du violon qu’il met en valeur, la prestation souffre d’une certaine frilosité dès l’exécution du scherzo de la Sonate F-A-E. Le phrasé est quelque peu contraint, manque par moments d’amplitude et les plans sonores se développent trop souvent dans le registre mezzo, malgré la capacité de Julian Knairath à produire un son plein, chaleureux et assez profond colorant d’une morne gaieté le spleen des harmonies lointaines de Grieg dans l’Allegro molto e appassionato de sa troisième sonate. En effet, le jeune violoniste originaire du Tyrol fait preuve d’une habileté de plus en plus rare de nos jours à produire un son rond qu’il parvient à projeter avec force aux confins de la cour médiévale du musée de la Castre. Cette qualité serait encore magnifiée par un archet moins physique, plus souple pensé telle une extension du corps à la manière de l’école romantique du violon. A l’instar d’Aaron Rosand, grand violoniste et éminent pédagogue américain, rappelons que l’archet et ses mouvements sont au violon ce que la respiration est au corps humain : un souffle de vie !
Le récital se clôt par un rappel langoureux, engagé et caractérisé par sa charge émotionnelle, préfigurant la suite de la soirée, avec un arrangement de la célèbre chanson mexicaine « Besame Mucho » soulignant judicieusement les rythmes quaternaires et le ton provocateur de la rumba.
Comme en synergie avec l’environnement, et les teintes chatoyantes orangées, pourpres, jaunes et irisées du coucher de soleil enveloppant la place de la Castre et les îles de Lérins, baignées dans le halo de la pleine lune, un tourbillon de nuances et d’influences allant du baroque au bebop en passant par la bossa nova ou la soul, s’empare du Suquet pour cette deuxième partie de soirée.
D’une énergie communicative et d’une spontanéité désarmante, Nina Tonji entraîne le public dans un univers authentique, singulier, pluriel et polymorphe. En premier lieu, nous découvrons non seulement une altiste inspirée dans le prélude en sol majeur extrait pour la suite pour violoncelle No. 1 de Bach mais une multi-instrumentiste convaincante. Si la gestuelle n’est pas académique, le phrasé de l’altiste du CNSMDP est profond, fluide, la ligne harmonique se développe avec solennité. Son incursion dans le monde de la guitare classique et latino révèle une douce fragilité se déployant avec pudeur comme un recueillement sur scène pour rendre hommage à Villa Lobos dont elle interprète le deuxième Prélude. En second lieu, l’auteur-compositeur qui se nourrit de multiples inspirations et cultures en les nouant avec finesse comme dans une tapisserie, sans jamais dénaturer leurs esthétiques.
Servant la musique avec une présence scénique aussi forte que retenue, tout geste, tout mouvement se manifeste pour accompagner ses compositions et chansons. Rien n’est feint ou surjoué : dans les ballades RnB graciles et suaves « Find » et « J’attendrai », accompagnées de chœurs enregistrés sur sa propre voix, au titre de conclusion typiquement soul adéquatement nommé Goodbye, on découvre une vraie diva à la voix de mezzo-soprano caractérisée par un grain de velours suave rappelant dans les aigus, Alicia Keys. La comparaison se poursuit car elle s’aventure dans « Don’t Try » aux limites du rap confirmant sa maîtrise du rythme et de pulsations sans jamais tomber dans l’agressivité.
Ne boudant pas leur plaisir, les trois protagonistes se retrouvent pour conclure par 5 rappels : une nouvelle reprise de Besame Mucho, un voyage au rythme du tango en compagnie d’Oblivion, du Printemps et de l’Automne des 4 saisons d’Hector Piazzolla, et un arrangement swing pour piano-voix de la fameuse chanson « One day my prince will come » où Dmytro Semkyras démontre un talent d’improvisation certain pour accompagner Nina Tonji dont le timbre cristallin, puissant et parfois un peu nasal évoque la voix d’Etta James.
visuels : © Wenceslas Godel