Dans un essai court, structuré et percutant, Denis Charbit répond à une question que nous sommes nombreux à nous poser : qu’est devenu le souvenir d’Yitzhak Rabin en Israël ? Qu’est devenue la mémoire de son assassinat politique ? Avec son talent, sa méthode d’historien, et son analyse de sciences politiques, ce professeur d’université mène l’autopsie d’une mémoire, elle aussi, assassinée.
Il y a trente ans désormais, le 4 novembre 1995, Yitzhak Rabbin, alors premier ministre de l’État d’Israël, est assassiné à l’arme à feu, sous les yeux d’une foule venue le soutenir. Ce soir-là, des milliers d’Israéliennes et d’Israéliens étaient venus manifester leur soutien du processus de dialogue initié lors des accords d’Oslo signés deux ans plus tôt à Washington (9 septembre 1993). L’assassin, un jeune homme, étudiant en droit, porteur d’une idéologie mêlant un nationalisme féroce et des croyances religieuses mystiques, est bien un juif israélien.
L’onde de choc est ressentie dans le monde entier. La photographie de Bill Clinton, ému aux larmes, apprenant cette tragédie au milieu de son golf, appartient aux nombreuses images qui en donnent la mesure. Celles et ceux qui sont en âge d’avoir compris ce qui se passait, quelles que soient leurs liens avec Israël, la cause palestinienne ou le monde juif, se souviennent de ce moment dans leur propre vie. Il faut dire que le conflit israélo-palestinien avait déjà fait souffrir beaucoup, et avait déjà mobilisé beaucoup. Et il faut ajouter que les assassinats politiques restent relativement rares.
Pour les Israéliens, le choc est décuplé par l’identité du tueur : Yigal Amir, un Israélien juif. L’affrontement entre juifs, en Israël, avait franchi ce soir-là un pallier tragique.
En novembre 1994, des cérémonies d’obsèques sont menées, attirant des foules d’inconnus, autant que des leaders politiques du monde entier. Très vite aussi, les législateurs israéliens inscrivent dans la loi une commémoration annuelle, qui devra impliquer les élus ainsi que les écoles. Oui, mais.
Mais si l’assassinat d’Yitzhak Rabbin est la conclusion d’une dérive idéologique qui a cultivé le nationalisme et les croyances religieuses dans leurs extrémités, l’altération de la mémoire du crime du 4 novembre 1995 est de son côté la conclusion de trente ans de manipulation ou de médiocrité politique. La mémoire de cet assassinat gêne : à gauche, à droite, les Palestiniens d’Israël, les religieux nationalistes, comme les religieux non sionistes. Personne ne mènera le procès moral contre les leaders politiques et religieux qui ont armé le jeune assassin. Et pour cause, certains parmi eux sont ministres, ou Premier ministre.
Denis Charbit éclaire alors ces trente années durant lesquelles les leaders politiques israéliens ont maltraité, méprisé, ou détourné la mémoire du 4 novembre 1995. L’auteur nous explique comment la mémoire de la vie d’Yitzhak Rabbin, extraordinaire à bien des endroits, a été utilisée pour masquer les causes de son assassinat. Denis Charbit accuse les responsables politiques d’avoir détourné les commémorations afin de couvrir leurs responsabilités dans ce crime politique.
« Ce déclin de la mémoire est intimement lié aux aléas du conflit. » Les lectrices et lecteurs sont pris de vertiges : quel monde aurions-nous eu si cet assassinat avait été évité ? Verrions-nous, là-bas, une actualité plus pacifique, moins sanglante ? L’amertume du constat – l’assassinat politique d’Yitzhak Rabbin a atteint son but – n’est compensée que par la certitude d’en partager la douloureuse expérience avec Denis Charbit lui-même. C’est parce qu’il désire aujourd’hui la paix, qu’il désirait déjà en 1995, que la démonstration de ce professeur de sciences politiques convainc, par la justesse de son raisonnement, autant que par la sincérité de son engagement.
À lire, de toute urgence.
Denis Charbit, Yitzhak Rabin, la paix assassinée ? JC Lattès – Memento, Paris, 2025, 123 pages
Visuel © : JC Lattès