Dans la tradition des grands critiques allemands de la modernité (École de Francfort, Hartmut Rosa…), Thomas Bauer propose une réflexion pertinente et stimulante sur le « devenir-univoque » (« Vereindeutigung ») de notre monde.
A première vue, lorsque vous pénétrez dans n’importe quel supermarché, ô joie, un choix démentiel d’un même produit s’offre à vous. Regardez également le catalogue Netflix : une pléthore de films se présente. Mais ce ne sont là que des leurres, selon Thomas Bauer, qui déplore dans notre monde contemporain le manque de diversité et d’ambiguïté, pointant un processus d’affadissement du monde.
Le livre s’ouvre par des exemples concrets et parlants : le réchauffement climatique a réduit drastiquement le nombre de variétés d’oiseaux, et la modernité a vu disparaître de nombreuses langues (373 langues se sont éteintes entre 1950 et 2013). Deux exemples qui tendent à montrer que notre monde s’homogénéise, et que l’ambiguïté recule. Selon Bauer, ce processus aurait débuté avec la naissance du capitalisme, et se serait accéléré avec l’industrialisation (c’est notamment en cela que Bauer rejoint les penseurs de l’Ecole de Francfort comme Adorno ou Marcuse).
« Ma thèse, écrit Bauer, est que notre époque est une époque de faible tolérance à l’ambiguïté. Dans de nombreux domaines de l’existence – et pas uniquement dans la religion –, les offres apparaissent en ceci attrayantes qu’elles promettent le salut face à l’irréductible ambiguïté du monde. Elles sont considérées comme particulièrement modernes et progressistes par leurs adeptes et ont souvent imposé les termes du débat dans leur domaine respectif. En revanche, la diversité, la complexité et la pluralité ne sont souvent plus perçues comme enrichissantes. Cette évolution conduit à rendre le monde de plus en plus univoque : moins de significations, d’ambiguïté et de diversité dans tous les champs de l’existence. »
L’auteur, professeur d’études arabes et islamiques, ayant travaillant sur les sociétés musulmanes et leur « culture de l’ambiguïté », s’intéresse longuement à la religion. Cette dernière a ainsi besoin d’ambiguïté pour prospérer, et le fondamentalisme, qui cherche à imposer une certaine vision de la religion, se révèle contre-productif, voire anti-religieux (on notera au passage l’intéressant concept de Nihil esse respondendum de l’Eglise catholique).
Vers un monde univoque brasse large, et nous n’en résumons que le début, car Thomas Bauer développera ensuite de nombreux exemples : la musique contemporaine, l’opéra, la pop, l’art contemporain (passage très intéressant sur l’ « in-signifiance »)… Et l’auteur se permet même de critiquer les apparences de choix qui, comme dans la culture LGBT, imposent de se choisir une identité, plaçant enfermant les hommes et femmes à s’enfermer dans des cases, « dont on est en droit de se demander si cela aide vraiment les gens ».
On l’aura donc compris, la réflexion de Vers un monde univoque. Sur la perte d’ambiguïté et de diversité se révèle extrêmement stimulante. Introduit par une préface éclairante signée Christopher Pollmann, le livre se déroule sans réelles difficultés grâce à une pédagogie bienvenue et une langue abordable. En cela, il rappelle les ouvrages d’Hartmut Rosa qui parviennent à mieux nous faire appréhender notre modernité.
« Cela peut aussi s’expliquer par le fait que toute démocratie dépend d’un niveau relativement élevé de tolérance à l’ambiguïté. Les décisions prises démocratiquement ne prétendent pas être la seule vérité, mais seulement la solution vraisemblablement la meilleure, et ce non pas à jamais mais seulement d’ici à ce qu’une autre décision soit prise. Plusieurs solutions sont toujours envisageables et il n’est pas du tout dit qu’une décision prise soit la meilleure, a fortiori quand de nombreuses décisions sont influencées par des considérations étrangères au sujet, telles que les tactiques politiciennes ou le lobbying. »
Vers un monde univoque. Sur la perte d’ambiguïté et de diversité, Thomas BAUER, traduction de l’allemand par Christophe Lucchese, préface de Christopher Pollmann, L’Echappée, 160 pages, 14 euros