« Triste Tigre » de Neige Sinno, paru chez POL, est un texte qui agit comme un coup de poing dans l’estomac. C’est le roman marquant de cette rentrée littéraire. Et c’est aussi la révélation d’une autrice que quelques happy fews connaissaient pour Le Camion (Christophe Lucquin, 2018).
Vingt ans après avoir fait condamner son beau-père pour viol et trente ans après les faits, Neige Sinno écrit ce qu’il s’est passé. Cela a eu lieu de ses 7 à ses 14 ans entre ce beau-père énergétique, charismatique, tortionnaire et elle. Tour à tour intellectuelle disséquant Lolita de Nabokov, et petite fille qui hésite à parler de peur de n’être pas entendue, souvent les deux à la fois, l’autrice avance à pas mouchetés, un peu comme avec de grandes bottes dans la neige. Et ce faisant, elle parvient à témoigner.
Neige Sinno multiplie les points de vue. On entend, comme chez Nabokov, la voix du beau-père, Humbert-Humbert éternel. Chose rare, ici, le tortionnaire a avoué les faits. Mais il a estimé qu’on ne devait pas le condamner pour ceux-ci. On entend aussi la voix hachée, mais vivante de l’enfant, rendue objet. Et puis celle de la mère plus évanescente : d’abord elle est aveugle, puis sidérée et enfin protectrice : elle aide sa fille à envoyer le bourreau en prison. Parfois entre deux voix, il y a la narratrice qui doute et qui ne sait pas si elle doit parler. Elle dit que ceux et celles qui ont été au cœur de ce trou noir ne peuvent pas se faire comprendre. Les proches des abusé.es s’y prendraient mieux pour raconter l’indicible, dit-elle, comme Camille Kouchner dans La Familia Grande. Elle liste toutes les raisons qu’elle a de ne pas écrire…
… Mais, malgré tout, elle le fait, elle parle. Dans un texte à la fois ténu, tenu, nerveux et puissant. Un texte courageux qui décrit même l’insupportable. Triste Tigre sonde et détruit des tabous absolus comme celui du plaisir des victimes de viol.
Neige Sinno parvient à lever le voile sur une relation perverse, entièrement destructrice, un monde d’écho entre le rejet et la violence, entre le maître d’école et sa victime. Au fil du chemin, l’indicible s’exprime et arrive vers nous. Et ce qui a commencé comme un exercice solitaire d’écriture nous arrive comme une explosion. Triste Tigre n’est pas l’écho chuchotant d’une faible créature humiliée. Ce livre est une bombe de mots qui font exploser la vérité en plein jour. Ce faisant, la littérature complète la justice : poursuivre le criminel et l’emporter pour essayer de reconstruire a été douloureux et indispensable. Mais écrire, c’est commencer à se libérer devant/pour un lecteur attentif et bouleversé. Un lecteur qui, grâce à ce livre, pourrait bien sortir de son rôle convenu de tiers sourd et aveugle.
« Si vous avez ce texte entre les mains, on peut même supposer, avec pas mal de chances d’avoir raison, que vous êtes de mon côté, vous êtes peut-être même tellement de mon côté que vous auriez très bien pu écrire ce livre vous aussi. C’est un espace de sécurité, un espace où il n’y a pas d’ennemis. Je n’ai pas à convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. À quoi bon alors tout cela si nous sommes tous d’accord sur tout depuis le début ? »
Neige Sinno, Triste Tigre, POL, 288 pages, 20 €.
A noter : Neige Sinno sera aux Cahiers de Colette le 26 septembre à 19h et à la Maison de la poésie (Paris) le 3 octobre à 19h.