«Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes» de Charlotte Delbo

Charlotte Delbo (1913-1985), assistante de Louis Jouvet, dont elle sténographiait les cours au Conservatoire, a été engagée dans la lutte clandestine contre les nazis avec son mari Georges Dudach. Tous deux furent arrêtés le 2 mars 1942 – ils avaient respectivement 28 et 29 ans – par des policiers français des brigades spéciales. Tandis que Dudach était fusillé au Mont-Valérien, le 23 mai 1942, Charlotte Delbo, d’abord emprisonnée à la prison de la Santé puis au Fort de Romainville, fut déportée au camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau le 24 janvier 1943 dans un convoi de 230 femmes détenues politiques. Seules quarante-neuf d’entre elles sont revenues. Dans une partie de son œuvre, Charlotte Delbo évoque l’amour, la douleur causée par la perte de l’être aimé, et la résistance collective des femmes à la déshumanisation, à la fois humble et d’une grandeur tragique.

Le langage de la poésie

« Seul le langage de la poésie permet de donner à voir et à sentir. » Ainsi s’exprime l’autrice en 1965 lors d’un entretien avec Claude Prévost que l’éditeur a eu la bonne idée d’ajouter en annexe du recueil. Dans les camps, elle est parvenue à se remémorer 57 poèmes raconte-t-elle à Jacques Chancel dans l’émission Radioscopie. Elle les a reconstitués vers après vers, jour après jour. C’était une façon de résister, de continuer à penser, et sans doute à se sentir vivante à travers des voix d’éternels vivants. Cela lui a permis de retrouver son humanité d’avant, elle qui était une fervente lectrice de textes poétiques (Apollinaire, Claudel…). Au retour, l’un des premiers gestes d’écriture de Delbo est donc celui de la poésie alors qu’elle est encore saisie par l’événement. Je l’avais indiqué dans ma thèse dès 2015 : Delbo était en contact avec Pierre Seghers, un ami de son mari, et lui avait envoyé entre le 22 mai et le 22 octobre 1946 des poèmes dont certains seront publiés dans Poésie 47. Ceux-là mêmes que les Éditions de Minuit font parvenir au lecteur d’aujourd’hui, témoignant que la poésie l’a habitée avant, pendant, et après sa captivité.

«Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même
expliquer comment»

Redécouvrir une voix poétique puissante

La poésie de Charlotte Delbo résonne dans notre for intérieur, elle nous ébranle mais elle s’adresse aussi à notre conscience. C’est celle d’une femme qui entendait se servir « du langage comme d’une arme » en prenant la plume pour dénoncer les injustices de son époque. Le choix éditorial d’assembler des poèmes hors de leur contexte de pensée semble, dès lors, risqué ; et critiquable, aussi, dans la mesure où l’autrice n’est plus là pour jeter un dernier regard, tracer une ultime biffure au stylo bleu, finaliser l’ordonnancement du tout (en effet, une grande partie de son art réside dans les échos entre ses textes dont l’agencement, à ses yeux, était précieux). Néanmoins, cette publication a l’avantage notable de faire (re)découvrir une voix poétique puissante et nous invite à lire le reste de son œuvre. Ainsi que les autres œuvres, de plus en plus nombreuses, qui s’en inspirent ou s’en revendiquent, encore tout récemment. Nous pensons par exemple à Rithy Panh, qui dans son dernier film Rendez-vous avec Pol Pot, a nommé le personnage de la journaliste « Lise Delbo », ou encore au seul en scène Prière aux vivants de Marie Torreton mis en scène par Vincent Garanger.