Celest Ng nous plonge dans une dystopie soucieuse autant des maux de notre époque que des mots pour les dire.
Depuis quelques années, les dystopies sont à la mode. Le succès du best-seller de Margaret Atwood, La Servante écarlate, n’y est sans doute pas étranger. Comme les crises à répétition qui s’abattent sur nous et sur le monde. On croit avoir frôlé la catastrophe, et pourtant. Les dystopies nous prouvent le contraire : il y a bien pire. À moins qu’elles nous avertissent ? Mais de quoi ? Et les histoires ont-elles seulement ce pouvoir ?
Certainement. Sinon pourquoi, de tout temps, les gouvernements auraient-ils censuré et retiré des rayons de nos bibliothèques les textes tenus pour séditieux ? Constat sans appel et sans âge dont a fait les frais la poétesse Margaret Miu, personnage du roman de Céleste Ng, dans un futur pas si éloigné que ça.
Son « crime » ? Avoir écrit un poème subversif au regard du PACT (Preserving American Culture and Traditions Act) et, accessoirement, être de descendance asiatique. Édicté pour mettre fin à la « Crise », le PACT prévoit notamment de replacer dans de meilleures familles les enfants aux parents culturellement ou politiquement rebelles. Sort auquel échappe Bird, le fils de Margaret, grâce à la docilité de son père, un ancien professeur de linguistique qui accepte d’être déclassé dans la hiérarchie universitaire.
Sous couvert de dystopie, Nos cœurs disparus offre davantage un récit d’initiation. Mais en guise de quête, le jeune Bird se voit attribuer celle de réhabiliter le pouvoir des mots et des histoires. Sous la plume précieuse de Celeste Ng, ces dernières taillent dans des murs lisses les portes du possible. Elles huilent si besoin les rouages et, toujours, explosent les préjugés. Il y a tant d’histoires à raconter. Il y a tant de voix à porter. La tentation est grande de vouloir les étouffer. Le devoir est immense de toutes les raconter « en un torrent apparemment sans fin » pour ne former qu’une seule et même histoire, plus vaste, à laquelle toutes et tous pourraient appartenir. Un devoir parfaitement assumé par Celeste Ng qui contribue à donner à la littérature de genre ses lettres de noblesse.
Celeste Ng, Nos cœurs disparus, traduction de Julie Sibony, sortie le 24 août 2023, Sonatine, 384 p., 23,50 euros.
Visuel : couverture du livre.