Des tableaux qui peuplent les musées, nous n’en connaissons souvent que la surface. En effet, si le temps moyen passé devant une œuvre est de 30 secondes, il est alors difficile d’en retenir autre chose que l’image qu’il présente. Et si cela est certes la fonction principale d’un tableau, de fixer sur une toile et transmettre l’idée d’un paysage, d’une personne, ou encore d’un sentiment, prolonger l’observation peut nous en apprendre beaucoup plus sur l’œuvre et son auteur. Avec le beau livre Ni vu ni connu, Sarah Belmont démontre qu’un tableau ne se dévoile pas entièrement au premier coup d’œil.
Dans son livre Ni vu ni connu, Sarah Belmont nous invite à la suivre dans les coulisses de la création des peintures, s’appuyant sur les études du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), et à soulever délicatement les multiples couches qui composent un tableau. Le livre se concentre particulièrement sur la question de la modification d’une œuvre, que ce soit par l’artiste même ou par une autre personne, le plus souvent un restaurateur. Que se cache-t-il derrière un repentir, un repeint, un réemploi ou une réutilisation ? Quelles sont les motivations des auteurs de ces altérations plus ou moins radicales ? Comment doit-on les considérer en regard de l’œuvre ? Et par quelles techniques peut-on découvrir ce que cachent les épaisseurs de peinture ? À toutes ces questions, chaque tableau a sa réponse particulière.
A partir de l’étude de 25 œuvres, nous entrons dans la matérialité d’une peinture et dans son histoire. Nous avons tendance à considérer qu’une œuvre est immuable, une sorte d’entité sacrée sur laquelle seul un restaurateur peut poser quelques discrets coups de pinceau pour l’entretenir, occultant ainsi sa vie, ses évolutions, ses altérations. Mais la matière même du tableau vieillit, le support bouge, le vernis s’obscurcit, la peinture se craquelle, comme autant de rides et de cicatrices sur un visage. Le livre met l’accent sur les différentes façons, essentiellement basées sur l’observation et l’imagerie, d’obtenir les informations cachées sous la peau de l’œuvre. La reproduction de ces images scientifiques nous permet de réaliser à quel point le travail des restaurateurs et chercheurs est complexe et minutieux.
Mais au-delà de l’aspect scientifique, l’autrice fait ici un travail de conteuse captivant. Nous suivons les indices dissimulés à la fois dans le tableau, dans le dossier de l’œuvre et dans l’histoire du peintre pour trouver les motivations qui ont mené à modifier l’œuvre. Si certaines retouches de la main de l’artiste, comme la position du bras de la Madone de Munch ou le changement radical de tenue du modèle de Klimt, suivent les hésitations de composition ou un repentir esthétique, d’autres nous interrogent sur leur légitimité. Car si l’artiste peut bien faire ce qu’il veut de son œuvre, comment peut-on s’autoriser à couvrir des motifs qui ne nous conviennent pas ? Ainsi, les garants des bonnes mœurs ont recouvert la nudité de certains personnages, ou un intermédiaire peut adapter la toile aux goûts de l’acheteur potentiel, faisant disparaître un cupidon accroché au mur de la liseuse de Vermeer par exemple.
Ces biographies de tableaux nous amènent à questionner notre rapport aux œuvres d’art et à quel point l’on est disposé à accepter ses évolutions. Comment peut-on considérer que l’on est en droit de modifier une œuvre sans l’autorisation de l’artiste, et ainsi altérer ses intentions originelles ? Les restaurateurs doivent-ils conserver ces altérations ou les considérer comme faisant partie de la vie de l’œuvre ? La même question s’est posée au début de la reconstruction de Notre-Dame de Paris : les propositions de modernisation ont afflué, la restitution de la flèche ajoutée par Viollet-le-Duc a été questionnée, les partisans du statu quo ont prêché pour leur paroisse. L’échelle est certes différente, mais les interrogations restent les mêmes car architecture ou peinture, l’art est un patrimoine commun à préserver avec discernement.
De son écriture enlevée et joueuse, Sarah Belmont réussi à apporter un jour nouveau sur les tableaux qu’elle présente, le tout adossé à de solides recherches historiques et scientifiques. Si ce sujet de la science de l’art et de sa matérialité aurait pu être austère, il est ici transformé en enquête stimulant l’imagination richement illustrée et couvrant une large période de l’histoire de l’art. Et ni vu ni connu, on apprend, on se rapproche des œuvres et on se fait à l’idée qu’elles aussi, ont eu une vie avant nous.