Dans son essai, « Vivre sans » Mazarine Pingeot développe « Une philosophie du manque ». En s’appuyant sur la tradition philosophique, elle ébauche un chemin vers une transcendance non religieuse, à rebours des excès du désir et du refus du manque.
Le manque va t’il disparaître de nos existences, de nos pensées alors qu’il a toujours était au cœur de nos vies, de nos désirs. Mais notre modernité tend à effacer le manque, au point de transformer «le sans en plus». Ainsi au nom de notre santé, les «sans» se multiplient. Les sans gluten, sans lactose, sans huile de palme deviennent des «plus» pour le marketing. L’éthique est ainsi absorbée par le marché.
Dans le monde fini et harmonieux de l’antiquité, le désir excessif est source de désordre. A partir de la renaissance, l’homme s’est trouvé perdu dans un monde devenu infini. D’où un «manque d’être» qui va ouvrir la voie à l’histoire et au progrès. Mais l’homme va trouver ses limites en particulier vis à vis de la nature «dont il s’est libéré mais qu’il va enchaîner». Mazarine Pingeot parle longuement de la pléonexie, ce désir excessif d’avoir toujours plus. Hors la pléonexie, condamnée par la philosophie grecque, va s’installer au cœur de notre modernité et de l’économie libérale. Il en découle un individualisme total, une immanence radicale qui ouvrent la voie au néolibéralisme et à l’atomisation des individus. Or les réponses au «manque d’être» peuvent s’avérer dangereuses. L’auteure nous donne en exemple les dérives scientifiques comme le transhumanisme, le fanatisme religieux ou le refuge dans un monde virtuel. Alors que le manque ne doit pas être comblé mais symbolisé pour devenir fécond.
Mazarine Pingeot nous propose un pur livre de philosophie, documenté, dense, mais qui reste accessible. Les questions du manque et du désir, du sans et du plein ouvrent la voie à une réflexion philosophique originale. Le retour sur la philosophie grecque, toujours d’actualité, est passionnant. L’auteure passe en revue les grands philosophes occidentaux et s’appuie sur les œuvres de Kant, Descartes, Hobbes. Elle approfondit, Spinoza et Nietzsche, les chantres de l’immanence, les pourfendeurs du dualisme, de la hiérarchie des valeurs. Car la question du manque et du plein traverse la philosophie elle-même. La philosophie peut tendre vers une compréhension totale ou accepter que tout n’est pas connaissable et ouvrir la possibilité d’une transcendance.
Le travail de Mazarine Pingeot prend toute son importance en le confrontant aux difficultés de notre époque contemporaine. Par l’intermédiaire des limites, en particulier, naturelles, la question écologique est sous-jacente à la philosophie du manque. Un manque qui est fécond, car permettant le questionnement, le doute, l’écart à soi et au monde. Un écart qui laisse la place à un désir de métaphysique. Accueillir en soi l’infini pourrait être une voie vers une transcendance non religieuse, source d’une dignité humaine authentique.
Le questionnement philosophique et métaphysique de Mazarine Pingeot est enrichissant pour le lecteur. Son essai paraît ainsi propice à nourrir une réflexion intime. Sa lecture attentive ne pourrait donc qu’être recommandée.
Mazarine Pingeot, Vivre sans, une Philosophie du manque, Flammarion, 272 pages, 21 Euros, sortie le 21 01 2024.
Visuel © : Couverture du livre, éditions Flammarion.