Il s’agit là d’un événement prévu de longue date : l’entrée au Panthéon du cofondateur de l’École des Annales. Prévoyance ou sens de l’actualité, les éditions Amsterdam publient les Carnets que l’historien tint de 1917 à 1943.
C’est un livre d’une belle ampleur (420 pages), qui se dévore avec avidité : les notes de l’historien et résistant, martyr de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit avant tout de notes de lecture, ou plus précisément de citations prises au fil de ces mêmes lectures, parfois avec, mais le plus souvent sans commentaire. Néanmoins, toutes les citations, ou presque, sont précédées d’un titre choisi par le copiste, révélateur du sens que donne celui-ci à ces pistils butinés çà et là.
Pour couvrir une si longue période, le volume publie deux carnets de Marc Bloch, l’un commencé en 1917, l’autre en 1940. Bien entendu, ces dates, sans vouloir user et abuser des jeux de mots faciles, « font date ». Pourtant, l’on s’étonnera de ne lire dans le premier carnet que très peu d’allusions aux spasmes du monde, de la fin annoncée de la guerre à la Révolution qui changera à jamais non seulement la Russie, mais l’Europe tout entière. Le second carnet, en revanche, commencé en 1940, s’ancre fortement dans la cruauté des temps. Il use pour cela volontiers d’une ironie aussi mordante que désespérée. Ainsi du titre « À dédier à quelques hauts fonctionnaires que je connais bien » qui précède ces lignes picorées chez Gustave Constant : « À ceux qui lui demandaient [à Sir William Paget] comment il avait fait pour traverser sans encombres tant de changements et de révolutions, il répondait Ortus sum ex salice non e quercu [je proviens du saule ; non du chêne]. »
Outre ces mots d’esprit qui penchent tantôt vers le rire, tantôt vers l’horreur selon le sens que l’on voudra leur donner, la lecture de ces carnets est forte en émotion. Tendresse de voir, dans le premier, la constitution intellectuelle du futur compagnon de route de Lucien Febvre ; fascination, bien sûr, pour l’éclectisme de ses lectures, de Voltaire à Chrétien de Troyes en passant par Bergson et Sainte-Beuve ; amusement pour son goût de la saillie et du bon mot.
Les sentiments divergent fortement à la lecture du second carnet. S’il conserve, formellement, la même structure que le précédent, les mots glanés au fil des lectures entrent sans cesse en résonance avec la vie politique du moment et semblent annoncer, à nous qui connaissons sa fin, ce qui attend l’historien. Les notes de bas de page de Massimo Mastrogregori, qui ont pour but premier de situer les emprunts, deviennent d’ailleurs de plus en plus des notes de contextualisation historique.
Car ce que proposent les éditions Amsterdam est avant tout un magnifique travail d’édition : l’universitaire a le bon goût d’aider à la lecture grâce à ces annotations sans jamais l’alourdir, laissant parler le Bloch lecteur comme lui-même laissait parler les auteurs dans lesquels il se plongeait. Grâce à cette délicatesse, le lecteur et la lectrice de ces Carnets ont véritablement le sentiment de converser avec leur auteur, de réfléchir et de sourire avec lui. Ceci sans compter l’importante notice biographique qui fait suite aux Carnets proprement dits et retrace quelques éléments de la vie de l’historien, représentatifs des périodes couvertes.
Marc Bloch, Carnets inédits. 1917-1943, édition de Massimo Mastrogregori, Amsterdam, 21€.
Visuel : © Sylvain Lamy